Qui est Amy Winehouse avant la gloire ?

« Ces photos peuvent changer la perception que les gens ont d’Amy »

En une poignée de tubes, Amy Winehouse devient la coqueluche de la soul et inspire les artistes les plus influents (Lady Gaga, Jean-Paul Gaultier). Sa voix de contralto hors du commun, ses chansons mélancoliques aux textes teintés d’ironie lucide séduisent des générations d’auditeurs. Pourtant, l’histoire n’a souvent retenu que sa fin tragique survenue le 23 juillet 2011, alors qu’elle n’a que vingt-sept ans.

Le photographe en herbe Charles Moriarty, tout juste expatrié d’Irlande, rencontre la chanteuse à Londres en 2003 alors qu’elle a dix-neuf ans. Partageant les mêmes goûts pour la vie nocturne, l’esthétique vintage et le pop art, ils deviennent amis. Il tire le portrait d’Amy pour illustrer la pochette de son premier album Frank, dont on célèbre les vingt ans cette année. Ce cliché fait partie d’une collection d’instantanés pris entre Londres et New York où se révèle une Amy Winehouse enjouée et solaire, qui a déjà tout d’une icône. Exposées pour la première fois, ces photographies sont dévoilées au Magma à Finhan jusqu’au 1er octobre. Entretien nostalgie avec Charles Moriarty, qui brosse le portrait d’une artiste à l’aube de la consécration.

Charles Moriarty

Lors de votre première rencontre, que penses-tu d’Amy ?

Je ne sais rien d’elle. Je n’ai jamais entendu sa musique. Elle vient dans mon appartement de Spitalfields, dans l’est de Londres. Elle s’assied à la table de ma cuisine et nous parlons. Nous partageons nos points communs, des parents divorcés. À mes yeux, c’était juste une fille normale de dix-neuf ans. Elle ne se comportait pas du tout comme quelqu’un qui aurait voulu devenir une pop-star. Elle était elle-même : très amusante. Elle aimait rire. Nous sommes entrés en connexion très rapidement.

Qu’attendait-elle de ces séances photos ?

Elle voulait que les photos reflètent sa personnalité, qui elle était en tant que personne. Pas la mise en scène orchestrée d’un tableau de studio. Je n’étais pas encore un photographe accompli et ne savais pas comment j’allais m’y prendre. Nous sommes descendus dans la rue et je me demandais : « va-t-elle te laisser la voir ? » Je devais prendre une certaine distance pour qu’elle se sente en confiance et soit elle-même. Une fois que c’est arrivé, c’était vraiment facile. Elle savait que je n’étais pas engagé par quelqu’un pour faire ces photos, c’était elle qui avait le contrôle.

Que s’est-il passé après le shooting à Londres ?

J’ai développé et donné les photos à Amy. Deux semaines plus tard, son manager Nick Shymanski m’appelle et me dit qu’ils aimeraient en utiliser une pour la pochette de Frank. J’étais heureux et très surpris. Je n’attendais rien de ce shooting. Ça n’était pas un job, seulement une faveur accordée à un ami qui voulait que je prenne des photos. Elles n’étaient même pas censées être utilisées ! C’était pour donner un exemple de ce qu’Amy voulait pour son album, mais je ne pensais pas que ça serait un de mes portraits qui l’illustrerait.

Pochette de l’album Frank.

Vous avez ensuite pris d’autres photos à New-York.

C’est Nick Shymanski qui nous l’a demandé. Nous voulions réaliser le shooting à Camden mais à cause de nos emplois du temps respectifs, nous n’avons pas pu. Nous étions tous les deux à New-York pour vingt-quatre heures. Tout semblait mal programmé mais on s’est tellement amusés que le résultat s’en ressent sur les photos, pourtant à l’époque je les détestais ! Je n’avais pas encore l’œil d’un photographe aguerri. Je ne percevais pas ce qu’il y avait en elles et je ne les ai pas regardées pendant plus de dix ans.

Quand as-tu commencé à les apprécier ?

Trois ou quatre ans après la mort d’Amy. J’ai appris à voir ce qu’elles recelaient de positif, que ces photos peuvent changer la perception qu’ont les gens d’elle. Je veux qu’ils voient la fille que j’ai vue, la personne que j’aimais, très différente de celle que les tabloïds dépeignaient. J’ai toujours essayé de nuancer son histoire pour que les gens comprennent qu’il y a une personne réelle derrière. L’Amy que l’on voit sur les photos est une fille de dix-neuf ans très intelligente, une musicienne de talent. La capacité de sa musique à exprimer des choses stupéfiantes, son habileté à écrire et interpréter des chansons en live avec une telle émotion, peu de gens seraient capable d’en faire autant. Et c’était original ! Elle emploie un langage habile, un vocabulaire inattendu. Je pense que sa musique marquera les esprits longtemps, parce qu’elle est unique.

Avec son goût pour la musique des années 50 et 60, elle s’inscrivait à contre-courant des genres musicaux en vogue au début des années 2000.

Oui, Amy détestait beaucoup d’artistes. Elle n’aimait pas Dido. Il y avait un format préfabriqué pour les artistes féminines qui jouaient en solo à ce moment-là et représentaient une tendance pour les labels, avec Joss Stone, Katie Melua. Amy ne voulait pas y prendre part. Elle a essayé de déterminer ses propres règles.

Amy à New York, pastiche de la Venus de Titien.

Sur un cliché new-yorkais, elle est allongée sur un sofa comme la Vénus de Titien.

C’est un pastiche. Ce que j’adore dans cette photo, c’est qu’elle porte une jupe crayon avec des motifs reproduits d’un tableau de Roy Lichtenstein. Les couleurs de ses vêtements répondent aux coloris du portrait : son haut jaune est identique au jaune de Lichteinstein, les tons verts de sa jupe aux coussins du sofa et à la peinture affichée derrière elle. Tu te retrouves avec cette scène où tout est miraculeusement assorti. Amy adorait le pop-art, elle comprenait ces références. C’était une grande fan de l’histoire américaine du vingtième siècle, surtout des années 50 et 60. Ensemble, on regardait des films avec Paul Newman. Elle adorait Sex and the city où elle piochait des inspirations pour son style, étant une grande fan de la styliste de la série, Patricia Field.

On perçoit cette attention dans le portrait intimiste où Amy se maquille devant son miroir.

Oui, elle nous raconte quelque chose. J’ai essayé de créer une narration autour de cette fille qui se met du rouge à lèvres et s’apprête à sortir. Soudain, elle relève ses cheveux en choucroute, ce qu’elle ne faisait pas encore à cette époque. Cette photo entraîne de la confusion chez ceux qui la regardent. Ils tombent dans le piège et croient qu’elle date de Back to Black, mais Amy n’a que dix-neuf ans. En creux, il y a l’idée de ce à quoi elle veut ressembler. Elle était jeune et n’avait pas encore assez confiance en elle pour affirmer pleinement son look. C’est l’une des premières fois où elle s’est lancée et cela fonctionnait très bien avec cette double image où elle se regarde dans le miroir et où nous, spectateurs, la découvrons à notre tour.

Première photo d’Amy coiffée avec sa choucroute. Exemplaire conservé à la National Portrait Gallery de Londres et au Magma à Finhan.

Quel est le meilleur souvenir à conserver d’Amy ?

Le cadeau qu’elle nous a laissé : sa musique. Lorsqu’elle chantait elle était elle-même, partageait quelque chose de très intime. Les paparazzis la traquaient en quête d’histoires débridées, mais elle livrait les éléments vraiment importants dans ses chansons. Une des choses les plus tristes, c’est que nous n’ayons pas pu la voir évoluer après ce second album et aller de l’avant. Je suis sûr qu’elle avait de nombreux titres à offrir mais elle n’a jamais eu l’espace suffisant pour s’y consacrer.

Tu lui rends hommage en avec le livre Back to Amy (2018) et l’exposition « Amy, avant Franck » au Magma.

C’est une présentation des photographies prises entre Londres et New York. Le livre est rempli d’anecdotes personnelles racontées par ceux qui la connaissaient vraiment bien. Je pense qu’il apporte des perspectives différentes sur Amy. Mon souhait c’était de projeter l’histoire de quelqu’un de magnifique, d’extraordinaire, en se focalisant sur son talent, l’incroyable personnalité qu’elle avait.

Exposition « Amy, avant Frank », à découvrir au Magma jusqu’au 1er octobre. Plus d’infos ici.

JD Beauvallet et l’aventure Inrockuptibles (3/3)

 » Une musique nous travaillait au corps, il fallait qu’on la partage »

On ne présente plus JD Beauvallet, pilier des Inrockuptibles dont il est resté rédacteur en chef musique pendant plus de trente ans. À l’occasion de sa venue à Toulouse pour le Disquaire Day, il nous a accordé une foisonnante interview publiée sur notre site en trois volets.

Depuis près de quarante ans, Les Inrockuptibles sont les fers de lance de l’actualité culturelle dans la presse papier en France. Magazine à l’éclectisme dense et inégalé, ses articles oscillent avec agilité entre sujets brûlants sur la pop culture et références pointues confidentielles. Au gré de ses métamorphoses bimestrielles, hebdomadaires et désormais mensuelles, Les Inrockuptibles se sont sans cesse renouvelés, déployant toute une économie autour des Musiques Actuelles : un festival, un label, d’innombrables compilations… JD Beauvallet rejoint les rangs du magazine culte en 1986 et lui reste fidèle jusqu’en 2019, où il passe le flambeau à une nouvelle génération de journalistes habitée de musique. Dans ce dernier entretien, JD Beauvallet retrace pour nous des fragments de sa trajectoire au sein des Inrocks.

Tu as été rédacteur en chef musique aux Inrocks de 1986 à 2019, magazine influent dès ses début et encore aujourd’hui. Comment rester prescripteur au fil des décennies ?

L’éthique, c’était de ne pas se faire pousser dans les recoins par les maisons de disques. N’en faire qu’à sa tête. Écouter ses goûts, ses passions, et faire une couv’ avec les Pixies quand la logique aurait voulu qu’on en fasse une avec INXS. On a créé le magazine pour une bonne raison : il n’existait pas. Dans Passeur, je cite Björk qui dit « En Islande, si tu veux une chaise, tu la fabriques. » On a fabriqué notre chaise et ça aurait été vraiment dommage d’aller chez Ikea.

C’est ce qui explique le succès des Inrocks ?

C’est la curiosité qui a joué. Le sérieux et aussi le respect qu’on avait pour nos interlocuteurs. On a toujours essayé de faire des choses en dehors du journal : des coffrets, des festivals, des concerts. Le but du jeu c’était de partager au maximum tout ce à quoi on avait accès. Je pense que les lecteurs ont ressenti ce côté courroie de transmission. On n’a jamais fait ce journal pour s’enrichir personnellement. Il y avait une musique qui nous travaillait au corps et il fallait qu’on la partage.

Avec toutes ces activités connexes, Les Inrocks étaient une véritable extension du domaine des Musiques Actuelles.

Oui parce que très vite, on s’est rendu compte qu’on ne vivrait pas des Inrocks. Il fallait qu’on gagne de l’argent sans que ça altère le journal, trop sacré pour nous. Faire des concerts nous a permis de le protéger économiquement. Faire en sorte qu’il soit presque « pur ». Qu’il reste autarcique, comme à ses débuts. Ça reste une entreprise commerciale mais on ne voulait pas que le journal soit influencé par l’extérieur. On a entrepris des tas d’activités parallèles. On était un des premiers journaux en Europe à distribuer des CD systématiquement. Et puis surtout, on était une bande de copains, le but du jeu était qu’on travaille ensemble.

Ces compilations CD, n’était-ce pas également un moyen de s’emparer d’un support d’écoute qui allait devenir dominant dans les années 90 ?

Si, et ça nous permettait de sortir des disques qui n’existaient pas, avec le label qu’on avait créé pour faire des rééditions, Oscar. C’était cheap à fabriquer, on pouvait faire la maquette et le mastering nous-mêmes. Il n’y avait pas le côté démesuré du vinyl.

« I’m your fan », compilation de reprises de Leonard Cohen éditée par Les Inrocks, septembre 1991

Vous aviez une succursale à la rédaction pour vous occuper des CD ?

Non, ça n’était malheureusement pas aussi organisé que ça. On était peu nombreux, et on se partageait les journées entre différents boulots : amener les colis à la poste, réfléchir aux prochaines compilations, produire des albums… Pendant plusieurs années, on a mené une vie où on n’a pas beaucoup vu notre chez-nous. On passait notre vie au journal parce qu’on l’avait créé nous-mêmes et personne ne pouvait nous le voler. On voulait le protéger et pour ça, il fallait travailler sur ce qui allait financer cette pureté, notre obstination.

Vous avez créé le label Oscar parce que vous vous êtes aperçus que des trésors cachés dormaient dans le sous-sol des labels.

On avait une liste d’albums qu’on voulait ressortir qui n’étaient plus pressés depuis dix, vingt ou trente ans. Dès qu’on se renseignait auprès des maisons de disques, elles nous répondaient « on préfère ne pas vous donner les droits et que ça n’existe plus, plutôt que de rater une éventuelle sortie dans vingt ans. » Et les droits étaient compliqués à négocier pour elles parce que les ayants-droits avaient disparu ou n’étaient pas identifiés. À l’époque, les labels préfèraient s’occuper des compilations dance plutôt que d’un projet qui n’allait se vendre qu’à 2000 exemplaires mais qui pouvait changer des vies. Ils n’en avaient rien à foutre de changer des vies.

Ce qui a changé des vies, ce sont les compilations CQFD (Ceux Qu’il Faut Découvrir), en quête de nouveaux talents sélectionnés à partir de maquettes envoyées par des musiciens inconnus.

C’était l’exaltation du mois de décembre. Dans mon bureau à Brighton je recevais des caisses entières de maquettes reçues par la rédaction. Chaque jour, j’en écoutais plusieurs centaines. Je ne faisais que ça et je devenais complètement fou. Je parlais tout seul, hurlait. Parfois mes enfants rentraient dans mon bureau et je dansais tout seul au milieu des cartons… J’étais à la fois très seul et entouré de 6 000 amis. Ça permet à beaucoup de groupes de se révéler, aux jeunes qui en étaient à leurs débuts de gagner en confiance. Soudain, ils ont eu ce soutien des Inrocks qui leur a donné une petite notoriété et les a convaincus du fait qu’ils avaient peut-être du talent. Je croise souvent des anciens CQFD qui sont techniciens dans les salles, ingénieurs du son. Ça leur a donné la détermination de vivre de la musique.

Compilation CQFD 2002

Depuis quelques années, la presse musicale s’empare du mook. En juin 2021, la nouvelle formule plus dense des Inrocks emprunte à ce format. Comment expliques-tu ce phénomène ?

Avec Internet, on est dans l’urgence de l’écoute mais on a aussi besoin de prendre de la distance vis-à-vis de cette exaltation pour des analyses plus profondes sur la création. L’un ne va pas sans l’autre. Ce qui est plus compliqué, c’est ce qu’on avait avec Les Inrocks hebdo : un entre-deux à la fois trop lent et trop rapide. Le mensuel apporte un équilibre, parce qu’on peut vouloir écouter rapidement les nouveautés qui sortent et lire un papier de vingt pages sur Billie Eilish. Je pense qu’avec cette formule, Les Inrocks sont sur la bonne voie. Il y a une autre équipe, avec des jeunes. Quand il y a de nouvelles scènes, c’est important d’avoir de nouvelles façons d’écrire. Plus directes. Moins alambiquées. On ne peut plus écrire comme on le faisait dans les années 90. Et c’est intéressant de voir que d’anciens stagiaires, comme Carole Boinet, deviennent rédacteurs en chef. Ça prouve que le journal sait évoluer, grandir, et reconnaître les talents quand il y en a.

Tu fait partie de la dernière génération de critiques musicaux qui parlent des disques avant que les auditeurs ne les écoutent. Ne faut-il pas repenser la critique musicale à l’aune du XXI siècle ?

Si, complètement. C’est ce qui fait la force de journalistes comme Carole Boinet ou François Moreau, qui sont émancipés du moule Inrocks. Ils ont trouvé leur ton – peut-être moins littéraire, mais plus direct, concentré sur l’œuvre-même. Chaque mouvement musical permet l’éclosion d’une nouvelle critique musicale.

Premier numéro de la nouvelle formule mensuelle des Inrocks, juin 2021.

Un musicien peut créer depuis son home-studio au fond des bois, mais le journaliste a moins de latitude. Ne faudrait-il pas décentrer les rédactions culturelles hors des capitales ?

Je suis pour à 100 %. À une époque on a failli déménager Les Inrocks à Étretat parce qu’on pensait que cette distance nous serait bénéfique, mais il y a eu des exemples : Rock Sound à Clermont-Ferrand, Nineteen à Toulouse. Les gens ne comprenaient pas comment je pouvais être rédacteur en chef des Inrocks et habiter à Brighton, mais pour travailler, on n’a pas besoin d’être ensemble tous les jours.

Le mot de la fin : quels sont tes futurs projets ?

J’écris un livre sur mes rapports à l’Angleterre – le Brexit a brisé un truc chez moi. Quand j’ai une idée, je fais comme Lana Del Rey qui m’a dit « chaque jour j’attends patiemment au bureau. Si l’inspiration vient, elle saura où me trouver. » Je reste assis à mon bureau, mais pas trop longtemps, et ma muse vient. Et puis, comme je ne sais pas ne rien faire, j’ai mille activités. Je fabrique des lampes. J’ai besoin d’utiliser mes mains.

Ne manquez pas les deux premières parties de notre interview avec JD Beauvallet, où il nous livre ses secrets sur l’art de l’interview et partage sa passion pour la transmission.

JD Beauvallet, passeur de passions (2/3)

« Une chanson, ça condense une vie entière »

On ne présente plus JD Beauvallet, pilier des Inrockuptibles dont il est resté rédacteur en chef musique pendant plus de trente ans. À l’occasion de sa venue à Toulouse pour le Disquaire Day, il nous a accordé une foisonnante interview publiée sur notre site en trois volets.

La transmission. C’est le carburant qui alimente JD Beauvallet depuis l’adolescence. À treize ans, les chansons du Velvet Underground et de Lou Reed lui ouvrent les portes d’un monde aux horizons insoupçonnés. Dès lors, impossible de faire marche arrière. Sa curiosité insatiable l’imprègne des mystères de chaque album, livre ou film qui lui tombe sous la main. Lorsqu’il commence à écrire pour Les Inrockuptibles, il se fait une joie de partager inlassablement chacune de ses découvertes, avec un enthousiasme contagieux retracé dans son autobiographie Passeur (2021, Éditions Braquage). Dans ce deuxième entretien, il partage avec nous son regard sur la littérature, les mutations de la pop ou le revival post-punk.

Ton livre Passeur révèle à quel point la transmission est capitale pour toi. À partir de quand ta passion s’est-elle transformée en mission ?

Avec les radios libres. Le jour où il y en a une qui s’est montée dans mon quartier, je suis allé la voir pour faire une émission. Comme j’avais déjà une belle collection de disques, elle m’a proposé d’intégrer l’antenne le soir-même. Le premier disque passe et je réalise que ce que j’aime, c’est partager mes goûts. C’est là que je décide que ça sera ma mission sur terre. Chaque jour, 60 000 chansons sont mises en ligne sur Spotify, et il manque des passeurs. Nous avons besoin d’eux pour les écouter. Transmettre, c’est hyper important. C’est un privilège énorme que les gens adoptent un disque dont tu dis du bien. Quelle joie ! Ce sont des petits choix qui influencent une vie, la dévient un peu, souvent pour le meilleur. Ça rend les gens plus curieux, plus ouverts aux idées neuves.

Tu abordes souvent ton incorruptible enthousiasme sous l’angle de la monomanie. Un passionné en proie à l’exultation constante cache-t-il un malade en lui ?

Oui, il y a une pathologie. Les disques remplacent les amis qu’on n’a pas. Avoir une intimité avec une œuvre, ça peut être exclusif : même chez moi j’écoute la musique au casque. Ça force à vivre dans sa tête, contre l’extérieur. Il n’y a pas beaucoup de moments dans la vie où on a le droit de fermer la porte à clef. Et la musique c’est vraiment ça. Moi et mon casque on est un petit couple sympa.

C’est ton pseudo, JD, qui t’a permis de t’émanciper dans l’écriture. Créé-t-on mieux lorsque qu’on se choisit une autre identité ?

Sans ça, je n’aurais rien fait, je ne serais pas sorti de chez moi. J’étais réservé, angoissé, complexé. Il fallait que j’invente un personnage. Lou Reed n’a pas vu Jean-Daniel Beauvallet, ce garçon né à Montluçon qui a grandi dans la forêt et n’aurait pas osé le regarder dans les yeux. Plus que de l’émancipation, c’est de la création. Beaucoup de musiciens m’ont dit que sans personnage, ils ne seraient jamais montés sur scène. Le modèle absolu c’est Bowie qui en développe un nouveau pour chaque album. Des fois, il avait un peu de mal à savoir qui il était, lequel il devait endosser. C’est compliqué de sortir masqué tout le temps.

Tu as forgé ta plume en écrivant pour les fanzines Kakoo, Paresse éprouvante.

Paresse éprouvante je l’avais créé avec un copain styliste dont les vêtements n’intéressaient personne, tout comme la musique que j’adorais. Les fanzines, c’était un truc de rejetés, de parias. Une vengeance. Ça a un côté très militant.

Ont-ils joué pour toi un rôle prescripteur au même titre que la presse rock ?

Oui, quand j’allais chez New Rose je ressortais les mains pleines de fanzines. Nineteen était hyper important. J’aimais les titres avec un esprit de dérision, comme Trout Fishing in Leystonstone, quartier délabré de Londres, où il n’y a ni rivières ni truites (rires). À Manchester, j’achetais les fanzines de Dave Haslam, qui est devenu le DJ légendaire de l’Haçienda. Alan McGee, le boss de Creation Records, avait monté Communication Blur pour tous les groupes cultes qu’il avait révélé (Jesus and Mary Chain, Primal Scream). Et les fanzines anglais avaient un avantage que j’adorais, ils donnaient un flexi-disc ! Je les achetais religieusement et je me suis rendu compte que certains coûtent une fortune aujourd’hui. C’est curieux qu’un objet qui paraissait temporel et dérisoire ait pris une telle valeur. Les journalistes qui n’avaient pas trouvé leur place dans les journaux traditionnels ont monté leurs propres médias. Les Inrocks, c’était ça. Créer un journal qui n’existe pas.

Trout Fishing in Leytonstone numéro 03

Pour être un journaliste musical éclairé, faut-il rester un éternel adolescent ?

Il faut garder cette capacité d’émerveillement, une naïveté. Gamin, j’adorais les pochettes surprises. Je pensais toujours dénicher un trésor. Partir à la chasse aux 45 tours, c’est pareil… Quand je faisais CQFD (ndlr : compilations destinées à la découverte de nouveaux talents, constituées à partir de démos envoyées par les lecteurs des Inrocks), je recevais 6 000 maquettes. J’avais un mois pour les écouter, en veillant jusqu’à cinq ou six heures du matin. Quand tu tombes sur un groupe comme Cocoon, tu te dis « mais comment sont-ils passés à travers les mailles du filet, pourquoi est-ce que personne ne les as remarqués? » Tu te retrouves à chialer. Il y a la fatigue, la nervosité, l’exaltation.

Tu es aussi un grand lecteur de romans. Quels sont les livres qui t’ont appris à écrire ?

La vie d’un païen de Jacques Perry, une incroyable trilogie sur un jeune homme venu d’un milieu défavorisé qui devient un artiste mondialement connu. Je vénère Emmanuel Bove, George Hyvernaud, Charles-Ferdinand Ramuz. Ils ont un trait commun, c’est leur économie. Il n’y a pas un mot, une phrase de trop. C’est épuré, sur l’os. On sent qu’il y a eu un travail de soustraction phénoménal. Fondamentalement, j’aime les choses épurées, même dans la musique. Il n’y a pas de parasite pour se mettre entre l’artiste et mes oreilles.

Le journaliste musical n’est-il pas à la jonction parfaite entre musique et littérature ?

Si, parce que ça part d’une feuille blanche. Tout est à inventer. Il n’y a aucune limite. On peut débuter une chronique sur un groupe et ça finit en pensum sur la société. Dans L’Attrape-cœurs, Salinger écrit « L’ennui avec moi, c’est que j’aime quand quelqu’un s’écarte du sujet ». Et digresser, c’est l’histoire de ma vie. Je ne fais que ça. Passer de l’universel à l’intime, c’est une façon d’écrire que j’utilise énormément. Des fois le politique n’est pas là où on croit qu’il est. Une chanson, ça condense une vie entière. C’est de la musique, de la littérature, un scénario de film en trois minutes. C’est ça qui fait toute sa force et sa beauté. Si j’étais chargé de coller le sticker « Parental Advisory », je le mettrais sur tous les albums. Tous les disques sont dangereux. Ils peuvent changer des vies.

Dans Les années new wave, tu partages ta passion pour le post-punk, en plein revival. Ces nouveaux artistes entrent-ils en connexion avec des sonorités et thématiques actuelles ou réécrivent-ils la musique qu’ils aiment ?

Il y a de tout. Certains singent ce qui se faisait à l’époque et sont dans le film de costumes. D’autres, comme Gwendoline, utilisent des techniques de production très stratifiées, qui viennent de la dance, du R’n’B. Ce ne sont pas celles qu’on utilisait avant. Je suis séduit quand des artistes s’inspirent de cette scène-là, mais avec une dynamique, une façon d’écrire actuelle. Si ça parle tant aux gamins maintenant, c’est parce qu’ils se retrouvent face aux même ennemis. Les sources d’angoisse sont vertigineuses. J’aimerais pas avoir vingt ans aujourd’hui. Gwendoline, c’est la bande-son idéale de ce monde confus et chaotique. Par contre, on manque un peu d’escapism. On avait Culture Club, Duran Duran. J’aurais rien contre un groupe un peu plus léger, qui mette du sucre.

Comment résumerais-tu tes années 80 à toi ?

Une impression de vivre dans un chaos permanent, mais un bon chaos, où on détruisait et reconstruisait sans cesse les choses.

Tu as écrit un article sur comment Lana Del Rey a renouvelé la pop. Quel est ton regard sur les mutations de la pop actuelle ?

Ce qui me fascine dans cette scène qui veut tout expérimenter, gloutonne de musique, c’est sa capacité à s’approprier des pans entiers de l’avant-garde. Lana Del Rey a apporté une dimension sexuelle qui manquait au R’n’B, de la subtilité dans une musique artificielle. Avec Billie Eilish il y a une cassure, un son neuf qui apparaît et dont on mesurera l’importance dans les prochaines années.

Quel est le disque dont on parlera encore dans cinquante ans ?

Random Access Memories de Daft Punk. Un sujet éternel de fascination. Ils ont senti l’air du temps et sont sortis de leur époque. C’est un groupe prodigieux pour moi.

Quel est le dernier son qui t’a marqué ?

Une sonnerie de téléphone Nokia, imité à la perfection par un mainate dans un arbre. Qu’un oiseau qui est censé symboliser la liberté soit lui aussi accroché à son téléphone, c’est hyper triste. Un tel clash entre la nature et la modernité, ça en dit long sur l’invasion de la technologie.

Ne manquez pas les deux autres parties de notre entretien avec JD Beauvallet où il nous livre ses secrets sur l’art de l’interview et sa trajectoire au sein des Inrockuptibles.

JD Beauvallet et l’art de l’interview (1/3)

« Une interview, c’est essayer de rentrer dans la tête des gens »

On ne présente plus JD Beauvallet, pilier des Inrockuptibles dont il est resté rédacteur en chef musique pendant plus de trente ans. À l’occasion de sa venue à Toulouse pour le Disquaire Day, il nous a accordé une foisonnante interview publiée sur notre site en trois volets.

Expatrié en Angleterre dans les années 80, JD est aux premières loges des déferlantes sonores qui embrasent le pays (madchester, britpop, trip-hop) et s’empresse d’en conter les éclats dans le magazine à l’affût d’œuvres audacieuses. De sa plume sensible et incisive, il décrypte les travers de l’âme et de la société contenus dans une chanson, et documente les scènes musicales à coups de punchlines poétiques lucides. Louée pour ses entretiens-fleuves, sa signature unique fait le bonheur de générations de lecteurs et des plus grands musiciens qui se sont confiés à lui, de David Bowie à Lana Del Rey. Rencontre avec le maestro des Inrocks pour une prodigieuse leçon de journalisme.

Ton nouveau livre, Interviews, est un florilège de tes entretiens publiés dans Les Inrocks avec David Bowie, Björk, AC/DC… Comment est née cette envie ?

Mon fils, passionné de musique, n’arrêtait pas de me demander quels artistes j’avais interviewés. J’ai fait ce livre pour partager ces entretiens avec les jeunes générations qui n’ont pas connu Les Inrocks. Je dormais sur une archive qu’il était important de conserver : des centaines d’interviews avec des artistes rares, au début de leur carrière, qui se livrent en profondeur. Je trouvais ça dommage que ça soit perdu, oublié avec le papier. Beaucoup d’entretiens ont disparu, avaient besoin d’être retravaillés ou retraduits. Avec Romain (ndlr : Lejeune, fondateur des éditions Braquage et ancien collaborateur des Inrocks) on est tellement contents du résultat qu’on songe déjà à un deuxième volume ! Le but du jeu, c’était de créer ses propres archives.

L’interview est ton exercice fétiche. Quel est son supplément d’âme ?

C’est la construction savante de tous les chemins détournés pour atteindre un but précis : comprendre pourquoi un fan de musique brûle les ponts pour devenir artiste. Je recherche la cassure qui les pousse au sacrifice. Tous ne sont pas devenus David Bowie, mais je trouve ça admirable. Il y a un moment dans l’interview où on rentre en transe. Il n’y a plus de micro, plus d’environnement, seulement deux personnes qui se parlent. Il faut apprivoiser l’artiste, le rassurer pour l’amener là où on veut. Ce sont des moments de grâce absolue. Des tas de fois, j’ai eu des frissons en interviewant des gens et je me suis dit « voilà, je suis dans le cœur du réacteur. »

Comment procèdes-tu ?

Je fais attention à les guider de manière délicate. Si on abat les cartes trop tôt, la personne se braque et c’est fini. Je me souviens d’un rencontre avec Nathalie Merchant de 10 000 Maniacs où j’avais emmené une stagiaire pour lui montrer ce qu’était une interview. On l’avait préparée ensemble. Je lui disais : « si je pose cette question, elle me donnera une réponse dans cette veine-là, je pourrai rebondir sur tel sujet. » Et ça s’est passé exactement comme ça, elle n’en revenait pas ! Une interview c’est essayer de rentrer dans la tête des gens et s’y trouver une petite place.

Quelles sont les limites d’une interview ?

Il ne faut pas trop pénétrer dans l’intimité des personnes, les blesser. Je ne suis pas un voyeur. J’ai des gardes-fous : quand je pose une question très personnelle à un artiste, je lui dis qu’il n’est pas obligé de répondre. S’il le fait quand même, je demande son accord avant d’utiliser ce qu’il m’a dit. Des fois ça dérape et on va trop loin, comme avec Cat Power. Je lui ai posé des questions sur sa mère et elle s’est mise à se rouler par terre, prendre des chaises et les taper du poing. Elle était en larmes, hurlait, je lui ai proposé d’arrêter l’interview. Elle m’a dit « non, tu m’as amenée là, tu m’en sors. » Ça a été très difficile. Je me suis rendu compte que j’avais joué aux apprentis sorciers. Ce n’est pas mon métier de faire ce genre d’analyses, il y a des moyens plus médicaux de le faire.

Pourtant, dans Passeur, tu fais des analogies entre interview et psychiatrie. L’entretien serait un moyen contourné de faire une psychanalyse sans avoir à la payer.

C’est très net pour les artistes américains qui ont l’habitude des psychanalyses et de répondre à des questions intimes. Les Anglais sont plus difficiles à percer, surtout ceux du Nord ! Ils ne doivent jamais montrer leur émotions et sont dans une représentation lads, macho. Faire chialer les Happy Mondays c’est un bel exploit parce qu’ils ne sont pas habitués à parler d’eux, à exprimer leur sensibilité. Ils sont plutôt dans la vanne, l’exagération de leur masculinité. Quand on arrive à percer cette cuirasse, c’est impressionnant. On sent qu’on est leur premier confident. Plusieurs fois, je suis sorti d’une interview en réalisant qu’un artiste avait partagé avec moi quelque chose qu’il n’avait jamais formulé ni osé dire, parfois depuis l’enfance. On est sur une terra incognita. C’est fascinant. Comment vivent-ils avec un tel poids sur les épaules, sans chercher à le percer ? Qu’ils s’en libèrent un peu, à l’occasion d’une interview, ça doit être cathartique.

Happy Mondays

Comment as-tu développé cette « poétique » de l’interview, si singulière ?

Le lien s’est fait parce que j’ai grandi dans un hôpital psychiatrique. Gamin, j’étais nerveux, très émotif. J’étais suivi par des psys et la naïveté de leurs questions me surprenait. Je répondais ce qu’ils avaient envie d’entendre. C’était un jeu tellement facile. Je suis de nature très timide. Il y a des questions que je ne poserais jamais à mon meilleur ami, mais avec un micro, je peux tout oser. Quand je demande à Nick Cave s’il va à la pêche ou s’il porte un jogging, c’est absurde (rires). Et en même temps ça peut donner un résultat intéressant parce que c’est déstabilisant. Oui, Nick Cave porte un jogging chez lui des fois (rires).

Tu affectionnes les entretiens-fleuves, qui ont fait la renommée des Inrocks. Dès le début, le long format s’est-il imposé comme une évidence ?

Non, pas du tout. L’écriture est venue très tard. On m’a tellement dit que j’étais nul partout, que je n’avais pas fait l’effort d’essayer d’écrire. Quand j’ai fait une école de journalisme, je me destinais à la radio, pas à l’écriture. Je trouvais ça laborieux, ingrat… Et j’ai commencé à faire des fanzines. Je me suis rendu compte que ça n’était pas si compliqué mais pour être honnête, quand je relis les quinze premiers numéros des Inrocks, je n’ai pas encore trouvé mon style, « ma petite musique » comme disait Céline.

Et comment l’as-tu trouvée ?

C’est difficile d’écrire sur la musique. Le vocabulaire est assez étroit et il ne faut pas tomber dans la métaphore systématique. J’ai trouvé un moyen détourné pour sortir de cette impasse : raconter des choses très personnelles sans jamais utiliser le « je ». Je me sentais à l’aise, je savais que ça m’appartenait, que ça n’était pas seulement un exercice de style. Ce qui m’a décomplexé c’est qu’il n’y a pas de code officiel. Je peux écrire qu’un groupe qui n’a sorti qu’un single est plus important que les Beatles pour moi. Chacun a le droit d’exprimer ses opinions et quand on avait des jeunes stagiaires aux Inrocks je les encourageais à développer leur avis – qui compte autant que quelqu’un qui a écrit des encyclopédies sur le rock.

Ton premier livre, Passeur (2021), se lit comme une leçon de journalisme à contre-courant. Quel conseil donnerais-tu aux jeunes journalistes musicaux ?

Le plus important c’est la curiosité. Mon plus grand conseil, c’est de s’intéresser à tout. Développer son propre sillon. Creuser tout le temps. Tous les samedis matin, je me pose cette question « qu’est-ce que j’ai appris cette semaine ? »

Ne manquez pas la suite de notre interview avec JD Beauvallet, où il nous parle de sa passion pour la transmission et de sa trajectoire au sein des Inrockuptibles.

Road-trips et fanzinat – Les éditions de la dernière chance

Derrière les mystérieuses Éditions de la dernière chance, se cache la prolifique Delphine Bucher. Autrice-illustratrice mordue de littérature et fascinée par le voyage, elle partage ses obsessions de grands espaces et de papier à travers une série de fanzines uniques dans le paysage hexagonal. De sa plume intimiste et franche, elle conte sans filtre ses road-trips littéraires au Canada (Vandura Hotel), aux États-Unis (The Last Best Place) ou en Écosse (Scottish Carnage). À la veille de son prochain séjour en Laponie, nous l’avons accueillie dans nos locaux pour un entretien qui déboulonne les idées reçues sur le voyage. Certifié 100 % DIY.

Delphine Bucher

Qu’est-ce qui t’a guidé vers le fanzinat ?

Je suis née et j’ai grandi à Montbéliard, une petite région ouvrière qui ne fait pas rêver sur le papier, mais où il y a un vivier d’activistes dans le fanzinat, la musique et l’organisation de concerts. J’ai évolué dans la scène punk-rock avec des zines pointus comme Slime Zine. Je pensais que c’était hors de ma portée. J’en ai toujours eu entre les mains, sans me dire que je pouvais en faire un.

C’est au cours d’un séjour au Canada que tu vois le fanzinat sous un nouveau jour.

J’ai vécu pendant un an à Vancouver où j’ai perçu le zine de façon beaucoup plus large. Là-bas, tu en trouves partout. Dans les bibliothèques, en distribution libre dans les soirées. J’ai découvert des mini-zines pliés en huit avec des recettes de cuisine, des astuces pour réparer son vélo. Je me suis dit « moi aussi je peux me lancer ! »

En 2016 tu rentres en France et tu créés ton premier zine, Après nous le déluge.

En librairie, je tombe par hasard sur un dictionnaire d’expressions de la langue française, à l’air un peu barbant mais avec des tournures farfelues. J’en illustre quelques-unes sur le thème de la mort et ça m’amène à en faire un petit zine. Après ça, je ne me suis plus arrêtée. Une fois que tu commences, tu ne te poses plus de question. Tu n’as plus peur. Tu continues.

Après nous le déluge #1 à 5 / Photo : Delphine Bucher

Tu fondes Les éditions de la dernière chance pour publier tes zines. Pourquoi ce choix ?

Quand je conçois Après nous le déluge, je ne me vois pas l’éditer sous mon nom, « Delphine Bucher présente… » J’écris, je dessine, mais à un niveau qui n’a rien d’exceptionnel. J’assume pas. Je préfère me cacher derrière une identité mystérieuse. Je ne pense pas à sortir d’autres publications mais un zine en entraîne un autre. T’es pris dans l’engrenage. Les éditions de la dernière chance, c’est un mélange de tout ce qui me passionne : cinéma, littérature, voyage, sous forme de micro-édition, fanzine et illustration.

Tu pratiques la linogravure. Comment t’es tu formée et quels sont tes modèles ?

C’est un collègue qui m’a conseillé d’essayer. Il trouvait que mon trait brut pouvait coller à la linogravure. Il m’a prêté le matériel. Un petit kit avec la plaque, les goujes. J’ai appris toute seule dans ma cuisine avec ma cuillère en bois. Je n’ai aucune formation en art. Je n’ai jamais les mêmes encres, les mêmes papiers. Je ne suis pas très carrée. Je fonctionne au feeling, il faut que ça m’amuse. Mon premier essai est un cercueil dans les vagues pour la couverture d’ Après nous le déluge #01. J’ai continué et on m’a demandé des illustrations pour Le fracas d’une vague, recueil de nouvelles de l’auteur Américain Mark Safranko. J’ai eu plusieurs commandes et je commence à avoir une grosse collection de linogravures dans le même état d’esprit : États-Unis, grands espaces, voyages. Elles tournent dans des expos à droite et à gauche.

Les éditions de la dernière chance font référence au Cabaret de la dernière chance, l’autobiographie de ton auteur préféré, Jack London. Comment son œuvre a-t-elle influencé ton travail ?

Je ne sais pas exactement pourquoi j’ai cette obsession. Quand j’étais petite, j’ai lu Croc-Blanc et L’appel de la forêt, qui m’ont vraiment marquée, mais je n’ai creusé son univers que des années après. Au Canada, je me suis lancée dans un pèlerinage en van sur ses traces en Alaska et dans le Klondike où il part chercher de l’or. C’est là que je commence à être monomaniaque et à tout lire. Je suis fascinée par cette période. Il ne trouve pas d’or et manque de peu de perdre la vie à cause du scorbut mais autour du feu, il collecte de nombreux récits qui le font connaître auprès du grand public. Jack London est inspirant parce qu’il ne part de rien, vient d’une famille pauvre, rencontre des galères mais ne s’arrête jamais et réussit quand même. J’aime cette philosophie. Sa plume est absolument fabuleuse, je peux lire Martin Eden sans relâche.

Tes zines sont souvent des récits de voyage inspirés de tes carnets. Comment transformes-tu tes notes prises sur le vif en narration publiée?

Je transforme très peu. Quand je voyage j’écris tous les soirs avant de me coucher. Les émotions sont à vif. Si tu es au bord des larmes, tu le notes. C’est un bon moyen de se défouler. Sortir tout ce que t’as à l’intérieur. Si je repense à mon road-trip en Écosse il y a quatre ou cinq ans, avec le recul je me dis que c’était compliqué mais intéressant. Alors qu’en relisant mon carnet, je réalise à quel point j’étais au bout du rouleau. La galère totale ! C’est ce que j’explique dans Scottish Carnage.

Scottish Carnage, infernal périple en Écosse / Photo : Delphine Bucher

Tu t’exprimes sans filtre.

Je ne raconte pas tout non plus. Il y a une part d’intime, lorsque je suis avec mon compagnon dans Vandura Hotel ou ma sœur dans The Last Best Place, mais j’essaye d’être honnête. Je pense que c’est ce que les gens apprécient dans mes zines. Je voyage avec peu de moyens. J’aborde facilement l’aspect négatif. Je me demande souvent pourquoi je pars. Pourquoi je m’inflige une traversée de l’Alaska par -25° ? Tout ça juste parce que Jack London l’a fait ! Je ne serais pas mieux à lire son bouquin au chaud sous mon plaid ? C’est rare que les gens rapportent leurs mauvaises expériences. Aujourd’hui on fantasme trop le voyage avec les photos, Instagram. Il y a une injonction à voir le monde mais on aborde peu l’envers du décor.

Dans Scottish Carnage, tu racontes un voyage en solo. Quels conseils donnerais-tu aux femmes qui ont envie de voyager seules mais n’osent pas franchir le pas ?

Je n’ai pas de conseils de survie, par contre si vous avez envie de partir il faut le faire. Même si ça fait un peu flipper. Avant ce voyage, quand je disais autour de moi que j’allais partir seule en camping sauvage, les filles me répondaient « je ne pourrais jamais le faire ». J’étais en pleine séparation et je ne voulais pas attendre d’avoir un mec pour voyager. J’avais envie de dormir dehors pour me prouver des choses. C’était tellement galère que mon cerveau s’est mis en pause. Je n’ai pas eu peur. J’étais seule à côté d’une forêt de sapins, autour de moi il n’y avait que des moutons. Quand tu es une femme, tu peux être une cible mais je n’ai pas envie de m’empêcher de voyager pour autant. Si je veux de l’aventure, elle ne va pas venir jusqu’à mon canapé. Je n’ai pas le choix.

Tu privilégies le voyage au long cours pour plus d’immersion. Comment est-ce qu’on se débrouille avec la vie quotidienne pour transformer ses rêves en liberté ?

Il ne faut pas avoir peur de lâcher son job. Ne pas s’attacher à ses meubles. Pourtant, je suis quelqu’un de très matérialiste. J’ai une collection de bouquins énorme et mes déménagements ne sont vraiment pas fun, mais je n’ai pas envie de m’encroûter. J’ai de nouveau quitté mon travail parce que je repars bientôt en voyage : à Hawaï en septembre, en Australie en janvier. On me dit souvent : « Mais quitter ton CDI pour partir trois mois en voyage, t’es sûre que c’est une bonne idée ? » Je pense que oui car c’est ce que j’ai fait pour le Canada. C’est une expérience qui m’a beaucoup aidé et amené à changer de voie. Si on sent cet appel d’aller voir ce qui se passe ailleurs, il ne faut pas trop réfléchir. Pour autant, je pense que ça n’est pas tout le monde, mais il ne faut pas se freiner si l’envie est forte.

Vandura Hotel, traversée de l’Alaska sur les traces de Jack London / Photo : Delphine Bucher

Quelle est ta B.O idéale pour un voyage ?

Je ne prépare rien, j’écoute ce qui colle à mon humeur du moment. The Last Best Place raconte un voyage éreintant. Je conduis seule, on finit par abîmer la voiture… Le travail de ma sœur c’était de sélectionner des tubes qu’on écoutait plus jeunes, pour se détacher. Je n’ai pas de playlist idéale. Tout dépend du moment, de l’endroit. Ma frangine s’est rappelée de ce qu’on a écouté – pas que des morceaux pointus et classes – mais je me fous de la street cred. Les titres notés à la fin du zine sont 100 % honnêtes. Il y a peu j’étais invitée à Clermont-Ferrand et un mec m’a dit : « Le zine est génial, par contre écouter Bon Jovi, vraiment ? » Mais oui ! T’as un petit coup de mou, tu mets Bon Jovi et ça repart !

Dans The Last Best Place, tu racontes la désillusion entre tes attentes projetées sur certains lieux et la réalité.

Pour ce voyage aux États-Unis, j’ai fait 5000 km en voiture pour arriver à Missoula, l’eldorado de la littérature américaine. À chaque coin de rue, je m’attendais à voir des écrivains, des bibliothèques, des bouquinistes. Arrivée là-bas, il n’y a absolument rien. C’est la seule ville où on avait prévu de passer deux jours… J’ai quand même rencontré Pete Fromm que j’avais contacté pour un entretien avant mon départ. Souvent, le décalage est grand. Il y a aussi des endroits dont on n’attend rien du tout et qui nous surprennent. Quand on organise trop son voyage, il y a des surprises. Il faut l’accepter.

Au fond, pourquoi voyages-tu ?

Je crois que je suis portée par les bouquins. J’ai tout le temps envie de suivre les livres.

Les fanzines de Delphine Bucher sont disponibles en consultation aux Musicophages.

Pour suivre toute l’actualité des Éditions de la dernière chance, c’est par ici.

D’un zine à l’autre – Guillaume Gwardeath

Activiste acharné du fanzinat, Guillaume Gwardeath a édité de nombreux fanzines (Bougl, Extra Jazz) et prêté sa plume à d’incontournables publications (Abus Dangereux, Kérosène). Il a sillonné l’Hexagone pour aller à la rencontre des artisans de la presse alternative actuelle. En résulte FANZINAT, un exultant documentaire où se côtoient rap et punk, littérature, graphisme et football. Le tout enrobé dans un cocktail bien frappé à base de colle, de ciseaux et de papier.  Rencontre avec celui qui se définit comme un « observateur passionné ».

Guillaume Gwardeath

Comment as-tu découvert les fanzines ?

Dans une boutique pour hardos. Au milieu des bandanas et bracelets à clous, il y avait Possessed By Speed, un fanzine créé par des fans locaux de speed metal. Impressionné par quelques pages mal photocopiées, j’étais frappé par la possibilité qu’ils aient fait la publication eux-mêmes. Je les ai contactés et j’ai intégré leur équipe. Il habitaient le village d’à côté, certains allaient être au lycée avec moi. Ça a été une découverte, un coup de cœur, une immersion.

Possessed By Spead numéro 7

Quel lien entretiens-tu avec le support fanzine ?  

Je l’adore. J’ai noué avec lui une connexion physique proche du lien amoureux. Mes fanzines sont avec moi quand je dors, dans une bibliothèque qui est le premier meuble près de mon lit. Je peux tendre le bras pour en lire un avant de me coucher. J’entretiens aussi une relation émotionnelle faite de nostalgie et d’intérêt constant. La nostalgie voudrait qu’on se fige sur une époque sacralisée, regrettée, et qu’on ne jure que par ce passé révolu. Or j’ai toujours acheté des fanzines et je continue à le faire. Je me rends dans des salons. C’est un rapport affectif continu.

Comment est née l’envie et l’idée de réaliser le documentaire FANZINAT ?

FANZINAT est dû à une impulsion originelle de Laure Bessi. Elle est venue visiter la Fanzinothèque de Poitiers dont j’étais directeur, et je lui ai dévoilé l’univers des fanzines. En tant que journaliste, elle s’est interrogée face à la motivation à toute épreuve de ceux qui les créent, mus par leurs seules passions et non par la perspective de voir leurs piges rémunérées. Comme il n’y avait pas vraiment de documentaires qui traitent le fanzine dans son ensemble et les spécificités de la scène française, elle m’a dit : « pourquoi ne pourrions-nous pas le faire ? »

Les réalisateurs de FANZINAT : Guillaume Gwardeath, Laure Bessi, Jean-Philippe Putaud-Michalski.

Sur quels critères se sont portés le choix des intervenants ?

J’avais dressé une liste de 200 personnes intéressantes et Laure m’a dit que j’étais complètement dingo ! (rires) Il a fallu arrêter notre choix sur une vingtaine de participants. On a fait en sorte d’éviter de se piéger nous-mêmes en ne convoquant que des vétérans. Le film explique que le fanzinat n’est pas qu’un média du passé, donc c’était important de montrer qu’il y a du sang neuf. On voulait éviter qu’il y ait une domination masculine écrasante car tout le devant de la scène du fanzinat des années 80 et 90 était occupé par des mecs. Un autre critère était l’éclatement géographique, avec des gens de Saint-Étienne, Montbéliard, Tours, Saint-Malo, etc…. Il nous tenait à cœur d’exposer la diversité des types de fanzines. Nous ne voulions pas parler que de rock. On est allés chercher d’autres thématiques qui ont surpris des spécialistes, comme les fanzines de rap avec Bursty 2 Brazza ou Gazzetta Ultra, sur le mouvement ultra lié au football (ndlr : les ultras sont des supporteurs soutenant de façon fanatique leur équipe fétiche lors de compétitions sportives).

Le film accorde une place de choix à la scène actuelle, qui émerge avec internet et les réseaux sociaux. Quel regard portes-tu sur cette nouvelle vague ? 

Ce sont de nouvelles pratiques. La définition classique du fanzine ne fonctionne plus dès lors que ce fanzine est produit par un élève des Beaux-Arts dans le cadre de son travail scolaire. Il y a une querelle des Anciens et des Modernes à ce propos, mais le fanzine est un objet mouvant qui n’a pas de cahier des charges. Tout un pan de ce nouveau souffle artistique « post Beaux-Arts » est relié à l’histoire du fanzinat, car il s’inscrit dans la pratique de la micro-édition et de l’auto-édition, incarnant une frange de la population qui estime son art et sa culture sous-représentée.

Le documentaire expose aussi la frontière ténue entre fanzinat, journalisme et livre (d’artiste).  Comment, de rédacteur de fanzines, devient-on journaliste ou auteur, comme l’illustre ton propre parcours ? 

Le fanzinat est une bonne école pour le journalisme. Frank Frejnik (créateur du fanzine Violence et rédacteur en chef de Punk Rawk) explique que créer son fanzine a été un stage pratique pour apprendre des recettes qui sont aussi celles du journaliste : aller chercher l’info, mener une interview, assurer le contact avec les attachés de presse, etc. L’élément commun c’est la passion pour l’écriture. Écrire de manière professionnelle est une des continuités de la rédaction de zines. J’avais travaillé pour la branche musicale de Vice, Noisey, et le rédacteur en chef, je crois, trouvait que les journalistes issus d’écoles spécialisées étaient trop formatés. Il voulait renouveler la rédaction avec des anciens du fanzinat qui avaient une écriture plus personnelle et dont il connaissait le style. Le fanzinat est un vivier pour ça.

Interview de Marsu et de Thomas des Burning Heads pour FANZINAT

Tu es également en cours d’écriture d’un livre consacré aux fanzines. 

L’idée c’est de faire une histoire orale en donnant la parole à ceux qui ont contribué au fanzinat, et non pas de s’exprimer à leur place. Il y aura des interviews où ils feront le récit de leur passage dans le fanzinat, mais aussi des archives de journaux ou d’émissions de radio afin d’inclure ceux qui sont morts. Une partie anthologique sera dédiée à la reproduction de couvertures et de pages intérieures de zines.  Il y aura des choix drastiques car on ne peut pas couvrir la totalité des publications, mais j’ai espoir que le livre puisse offrir un aperçu de la production de fanzines en France depuis leur apparition jusqu’à nos jours.

En tant qu’auteur, tu apprécies particulièrement l’écriture d’histoires orales. Qu’est-ce que tu affectionnes dans ce format ? 

J’apprécie la démarche journalistique : voir les gens, leur poser des questions, rapporter leurs réponses. Ensuite j’évite de trahir leurs propos en les réexprimant. Je ne suis pas fan des ouvrages se mettant à la place des acteurs qui narrent l’histoire. Je peux ne pas aimer leur style. J’ai des doutes quant à la véracité de ce qui est raconté, tandis que les propos directs d’un témoin expriment sa version, avec ses mots. Je suis plus à l’aise avec le maniement de ce matériau brut.

L’histoire orale des Burning Heads et de tout un pan de la scène française indépendante des années 90, par Guillaume Gwardeath et Sam Guillerand

Tu as longtemps travaillé à la Rock School Barbey, salle de concert bordelaise emblématique. Quel a été ton regard sur le monde du live en tant que programmateur ? 

Si on veut rester fan d’un groupe, il vaut mieux ne pas le voir dans ses mauvais jours, être témoin de ses caprices et de ses exigences. On peut déchanter ! Heureusement il y a des gens fantastiques à la hauteur de leur réputation. C’était une expérience intéressante mais je ne me serais pas vu programmateur toute ma vie. C’est un métier où il est bon de se renouveler. Le piège c’est de trop rester en place et c’est un reproche que je peux faire à la profession. La programmation n’est pas une sinécure. Je suis ami avec de nombreux programmateurs et je vois bien qu’ils souffrent. (rires)

Quelle est l’ultime astuce DIY que tu aurais envie de donner à quelqu’un ?

Faire croire qu’on fait tout tout seul, mais toujours faire avec les autres.

Extra Jazz 44 – Automne 1997

Retrouvez toute l’actualité de Guillaume Gwardeath et du film FANZINAT ici :

www.fanzinat.fr

www.gwardeath.fr

www.metrobeach.fr

D’un zine à l’autre – Et si l’on chantait en français ?

Renaud Sachet partage sa fascination pour la musique en écrivant des articles pour plusieurs webzines (Section 26, Musique Journal). Les morceaux chantés en français et interprétés par des artistes du monde entier exercent sur lui une irrépressible attraction. C’est pourquoi il a décidé de leur dédier ses fanzines Groupie et Langue Pendue, ainsi qu’un label de cassettes, dont il nous dévoile les dessous dans cet entretien spécial francophonie !

Comment est née votre envie d’écrire à propos de la musique ?

Mon rapport à la musique s’est développé via la lecture de magazines. Dans ma famille, on en achetait beaucoup. Mon frère lisait Métal Hurlant, Best, Rock&folk et mon père m’achetait le New Musical Express et Melody Maker, sans doute pour que je me perfectionne en anglais (rires). À l’âge de 15 ans, j’ai découvert Les Inrockuptibles qui est devenu mon magazine de référence. Je baignais dans ces lectures et ça m’a donné envie d’écrire. Ce qui m’intéressait, c’était de chercher à savoir comment décrire la musique, donner envie de l’écouter et surtout se raconter à travers elle.

Quels sont les fanzines qui vous ont donné envie d’écrire ?

J’étais fan de The Pastels, un groupe de Glasgow. Ils avaient créé un fan-club et un fanzine, Pastelism. C’était une de mes références car, au-delà de simplement faire la promo de leur musique, ils ouvraient les portes de leur monde, dévoilaient leurs influences, les groupes qu’ils aimaient. Ils créaient un réseau et c’est ça qui me plaisait. On pouvait comprendre la façon dont ils composaient et nourrissaient leur musique, avec des livres, des films… Ça a créé une sorte de toile, bien avant l’internet. Quand j’ai commencé à écrire et à jouer dans un groupe à mon tour au début des années 90, on s’envoyait des courriers et des fanzines avec des groupes de Bordeaux, Nantes ou Toulouse. Tout ça n’était pas cimenté de façon verticale, sur le modèle de la star avec les autres derrière, mais dans une considération d’échange.

Le fanzine Pastelism.

Dans vos fanzines Langue Pendue et Groupie, vous vous consacrez exclusivement aux groupes qui chantent en français. Pourquoi un tel choix ?

C’est une longue réflexion entamée depuis mes débuts dans la musique à l’adolescence. J’ai commencé à écrire en français dans mon groupe de lycée (les Steeds) puis – je me sens bien placé pour en parler – dans tous mes groupes suivants, on a chanté en anglais. Avec le recul et les années, j’ai perçu cela comme une forme d’impasse, de croire qu’on chante en anglais alors qu’on ne maîtrise pas du tout la langue. J’ai l’impression d’avoir manqué quelque chose dans mon expression. Il y avait une retenue que je ne sens pas chez les nouvelles générations qui chantent en français sans arrières-pensées. Ils m’ont interrogé sur mon rapport à la langue. C’est comme ça que l’idée de consacrer Langue Pendue puis Groupie uniquement à ces groupes qui chantent en français est née. Il y avait aussi l’idée de se positionner en miroir de la presse anglo-saxonne qui ne parle, sauf exception, que de groupes anglo-saxons. De faire un NME à l’envers en quelque sorte.

Quels sont les artistes qui ont provoqué ce désir de se focaliser sur les groupes qui chantent en français ?

Après avoir abandonné toutes mes occupations musicales au début des années 2010 (mon groupe Buggy, le label Herzfeld), il y a eu le disque Fugue de Mehdi Zannad, puis un concert du groupe Taulard en 2014 à Nantes, qui m’ont retourné. Spontanément, ça m’a donné envie d’écrire. Je les ai contactés pour leur dire à quel point j’avais été impressionné, j’ai écrit un texte enflammé dans les commentaires de leur blog ! J’ai repris ce texte dans un des premiers numéros de Langue Pendue. J’ai un rapport de fan aux groupes. J’aime échanger avec eux sur la façon dont ils voient la musique, même si tout passe par elle avant tout.

Le numéro 1 de Groupie, paru en juin 2020.

Pouvez-vous nous parler plus en détail de la ligne éditoriale des deux fanzines ?

J’avais envie de revenir sur des groupes peu connus, qui ont eu une vie souterraine dans les années 90 ou 2000, comme le groupe de rap THC Crew, en couverture du Groupie nº7 (avril 2022). Dans le premier numéro de Langue Pendue, je consacrais une rubrique à Kid Vynnyl, un gamin qui avait fait un disque en 1988. Il était proche des Béruriers Noirs, du milieu punk des années 80 mais a eu une carrière météorite. Il a fait de la musique entre 11 et 13 ans, puis il est passé à autre chose Je me suis pris au jeu. J’ai retrouvé ses parents et j’ai fini par remonter jusqu’à lui ! J’aime raconter leurs parcours, faire une histoire contemporaine de la musique francophone un peu en direct. J’évoque aussi l’actualité des nouveaux groupes, Joni Île dont je sors la cassette en ce moment sera en couverture du n°8 de Groupie. Je trouve l’actualité très excitante. J’ai vu le mois dernier Oi Boys et Noir Boy George en concert à Strasbourg, je suis content d’être leur contemporain !

Quelles découvertes marquantes avez-vous faites en explorant le vaste monde des chansons en français ?

J’ai une passion pour les groupes japonais du début des années 80 qui chantent en français. Il y avait une sorte de fantasme – comme j’imagine, pas mal de français par rapport à l’anglais – qui produit des choses assez folles. Des japonais écrivent en français et ça devient une forme de poésie à la fois brute et surréaliste.

Vous auriez un morceau d’un de ces fameux groupes japonais à nous conseiller ?

« Souvenir Glacé » de Testpattern. Les paroles sont super belles. D’autres groupes japonais ont aussi écrit en français de cette manière, sans doute de façon phonétique, avec un français très limité. Testpattern s’est probablement débrouillé comme ça, et le résultat est vraiment touchant. Je m’intéresse aussi beaucoup aux styles qui ont des langues créoles, dans les Antilles, ou à La Réunion, ça en dit beaucoup sur la capacité plastique du français à s’enrichir, à se mêler à d’autres langues.

Vous avez également créé un mini-label de cassettes en prolongement de cette expérience musicale.

Oui, il sous-tend l’histoire du fanzine, et j’y sors à la fois des compositions un peu anciennes et des nouveautés qui sont dans cette veine, comme Paris-Banlieue, LL, Jordee… La dernière cassette que je viens de sortir, c’est Joni Île, une chanteuse qui vient de Lille. Sur Bandcamp, elle avait deux EP où elle chantait la plupart des titres en anglais, à l’exception d’un morceau en français glissé comme ça, qui rendait très bien. Je lui avais dit en rigolant que si elle composait huit morceaux en français, je les sortirai en cassette. Elle s’est prise au jeu et ça a marché. Je trouve que ses compositions ont gagné à utiliser le français, comme souvent quand les groupes sautent le pas. Même si ça n’est pas automatique, il n’y a pas de règle. C’est le risque et la beauté du truc.

Pourquoi privilégier le format cassette pour votre label ? Quel est votre lien avec ce support ?

La cassette est un objet modeste, qui a une fonction d’archivage, de témoignage à mes yeux. C’est aussi comme ça que je voyais le label quand j’ai commencé, en sortant la cassette de Kid Vynnyl. J’avais envie de faire un label rétrospectif, avec un côté historique. Les premières sources pour des choses nouvelles que j’ai eu envie de sortir n’étaient pas d’une incroyable qualité sonore et je trouvais que la cassette était adaptée. Il n’y a pas beaucoup d’exemplaires, l’objectif n’est pas d’être dans la promotion mais plutôt de marquer une étape pour l’artiste. Je suis persuadé que ça aide un musicien à avancer de rendre ses œuvres publiques, quels que soient les supports. L’acte est en soi important et permet de tourner la page, de passer à autre chose. Un objet transitionnel en quelque sorte !

Pour découvrir la première partie de l’entretien avec Renaud Sachet consacré à Lithium, rendez-vous ici.

Retrouvez toute l’actualité du fanzine et du label .

D’un zine à l’autre – L’interview Punkulture 2/2

« Le punk, c’est aussi apporter lumière et humanisme là où il n’y en a pas dans la société. »

Punkulture 3

Punkulture, c’est un fanzine de haute-volée, un incontournable dont aucun punk ne saurait se passer. Édité par le label rennais Mass Productions depuis 2014, il donne à voir dans ses articles pointus un panorama de l’underground fascinant. Suite et fin de l’entretien avec Vincent, fanzineux de la première heure et créateur de l’association bretonne.

Dans le fanzine, la culture punk est passée au crible, aucun sous-genre n’est mis de côté. Peux-tu parler de la diversité de cette scène et de l’engagement de Punkulture ?

Ce sont mes voyages personnels qui m’ont offert cette ouverture, partagée par les potes de la rédaction. Grâce à internet c’est beaucoup plus facile de communiquer avec des correspondants à l’autre bout du monde et de voyager. Parmi mes proches de la scène punk, certains sont partis vivre à l’étranger ou ont visité des pays pendant plusieurs mois. Un ami a vécu en Indonésie, s’est marié dans le pays et a écrit des bouquins où il raconte toutes ses aventures, en particulier la difficulté pour les punks de vivre dans une culture qui leur est hostile. Avec la Mass Productions, j’ai eu la chance de pouvoir voyager à l’île de la Réunion en 2010 dans le cadre d’un échange avec une association. Nous sommes restés en contact avec pas mal de rockers de là-bas et il y a un reportage sur la scène réunionnaise dans le numéro 2.

Ensuite j’ai eu l’opportunité d’aller au Brésil, un grand pays pour la culture punk ! J’ai découvert ses quartiers, les habitants qui ont leurs radios, leurs MJC, avec beaucoup moins d’aide et de liberté qu’ici. C’est très émouvant et ça m’a donné envie d’en parler dans Punkulture. Au niveau de la culture globale et des choix musicaux, c’est une chance d’avoir tous ces gens aux horizons différents dans l’équipe, et je pense que c’est humainement parlant un beau mélange.

Dossier sur le punk en Indonésie, extrait du numéro 5.

Dans le numéro 7, il y a un entretien avec les créateurs de « Never Mind The Wrinkles » qui éditent un blog sur le passage à la cinquantaine. Est-ce important pour le fanzine de cultiver un esprit punk en dehors de la musique ?

Oui, tout à fait ! Par exemple, dans le numéro 7, il y avait le coup de gueule de Titi qui travaille dans le milieu hospitalier. Notre fanzine n’a pas une vocation politisée, mais nous abordons les sujets de la vie quotidienne ou l’évolution du féminisme dans la scène punk. Nous abordons des thèmes qui touchent les punks, parce que parmi eux on rencontre beaucoup de gens humainement sensibles. « Never Mind The Wrinkles » m’intriguait aussi parce qu’Olivier vient de la scène parisienne et il a eu son groupe C.P.P.N. dans les années 90. Il a été prof pendant 10 ans à Moscou et aujourd’hui il est en Bulgarie avec sa femme qui est Australienne, un couple qui vient de contrées bien différentes.

On a la cinquantaine, on a tous vieilli, et quand on rencontre des musiciens qui jouent depuis quarante ans, ça paraît fou ! Tout aussi fou que quand on avait quinze ans et que les Sex Pistols qui en avaient vingt-trois étaient déjà des vieux. Il y a ce côté intergénérationnel et familial qui fait que ma fille relit Punkulture et trouve toujours des fautes qui m’avaient échappées. (rires) Il ne s’agit pas de punk mais d’être bien entre nous, essayer d’apporter lumière et humanisme là où il n’y en a pas dans notre société. Le punk c’est aussi ça, ça n’est pas que de la musique. Ce qui est intéressant dans notre quotidien avec l’association Mass Prod’ c’est que notre local-bureau est situé depuis quinze ans au Jardin Moderne, un complexe comprenant des lieux de répétition, un restaurant et d’autres bureaux d’associations qui n’ont pas la même mission, sont dans des styles différents. L’idée, c’est de bien vivre chaque jour et d’avoir encore des lieux dans vingt-cinq ans où pouvoir faire vivre la musique punk.

Article de fond sur la scène punk féministe, Punkulture 5

En communiquant avec les musiciens étrangers lorsque nous les faisons jouer en France, nous essayons de comprendre comment cela se passe dans leurs pays, car de l’un à l’autre, la différence est énorme, même entre la France et l’Angleterre. Avec le succès du punk dans les années 70 en Angleterre, les petits groupes obtenaient un contrat professionnel même si cela ne durait que six mois, alors qu’en France nous n’avons pas connu ce phénomène. Par contre nous avons eu la chance d’avoir beaucoup d’aides pour la culture et la musique et je pense que les associations intéressées, quel que soit leur style, ont pu y avoir accès. Chez Mass Prod’, nous aimons démontrer que le système français n’a pas que des mauvais côtés.

Au fil de ces années à œuvrer pour Mass Prod’ et Punkulture, tu as fait un grand nombre de rencontres. Quelle est celle qui t’as le plus marqué ?

Ma rencontre avec les Mass Murderers. C’était des gars qui avaient vingt-quatre ans, le même âge que moi, je les ai trouvés très ouverts humainement. Et puis après, il y a le Brésil… C’était très fort de faire la connaissance du trio Devotos, qui est afro-punk. Ce sont des musiciens métissés qui vivent dans une ville où la majorité des richesses sont possédées par les blancs. Depuis la création du groupe il y a trente ans, ils ont joué dans presque tous les états du pays, construit une MJC et une radio, ils font office d’éducateurs en quelque sorte et ont vraiment agi pour l’accès à la culture. Visiter leur ville et assister au carnaval, c’était mémorable. Essayer de créer une paix sociale entre les différentes cultures musicales, reggae ou punk… Une grande ouverture d’esprit.

Mass Murderers

Peux-tu me parler de tes fanzines fétiches, de ceux qui ont influencé Punkulture ?

J’aimerais parler de ceux d’aujourd’hui car ceux d’hier sont difficiles à trouver. Dans les années 90, il y avait des fanzines très sympas en Bretagne. Karok mettait à l’honneur la scène avec laquelle on jouait tous les week-ends avec beaucoup d’humour. Stérozine était le zine des Stéroïds qui avaient un collectif de groupes punks à Besançon. Dans les fanzines d’aujourd’hui j’aime beaucoup La Bête, qui est un des plus créatifs en matière de collage et découpage. Je lis souvent Rotten Eggs Smell Terrible qui vient de Millau. C’est punk et j’aime beaucoup son côté découpage, fabriqué à l’ancienne.

Chéribibi incarne pour moi la grandeur absolue en langue française, mais ses sujets me touchent moins parce que ça va très loin dans le cinéma, la culture des sports de combats. Sinon, là j’ai sous la main le skinzine La France aux Nantais, c’est vraiment bien lisible et plein de bons articles. Dans le noir et blanc, j’ai beaucoup aimé Karton de Toulouse, rédigé par une équipe de jeunes qui jouent dans Krav Boca, un groupe qui tourne dans pas mal de pays. C’est très intéressant car ça mélange punk et hip-hop, avec des interviews de gens impliqués socialement dans des projets humanistes ou anti-racistes dans les pays où ils ont eu l’occasion de voyager.

Le fanzine toulousain Karton, créé par le groupe Krav Boca.

Tu as participé à plusieurs rencontres autour du fanzinat, comme les « BAR ZINES », organisé par Coxs qui a créé La Bête. Qu’est-ce que ces rencontres autour du fanzinat t’ont apporté au fil du temps ? Quel genre d’échange ou de réflexion en découlent sur le milieu, ou la façon de fabriquer, diffuser les zines ?

Ce sont des moments de repos et de rencontres. Des journées où il n’y a pas de fausses joies, où on va pour être entre nous. On retrouve des gens qu’on ne voit qu’une fois par an. Le sentiment qu’il me reste de ces moments-là, c’est que ça n’est pas si évident d’aller vers l’autre. Il faut faire le tour des différents stands, prendre le temps d’échanger avec chacun. Il y a toujours deux ou trois amis avec qui on va discuter pendant des heures. On ne va pas forcément créer des liens avec tout le monde, mais c’était une journée importante pour moi, d’être auprès de Coxs qui a créé une fanzinothèque à Paris. À Rennes, nous avons une réunion de fanzines, au Bar à Mines, et ça permet de rencontrer une dizaine de locaux. J’ai aussi participé à une journée P.I.N.D : Punk Is Not Dead. Ce sont des universitaires qui se déplacent dans toute la France pour récolter des témoignages historiques.

J’aime également rencontrer des gens qui ont fait des fanzines il y a trente ans, échanger avec eux sur l’aspect manuel de leur construction. Je pense que c’était une belle époque pour le fanzinat papier, car les infos du réseau restaient très confidentielles. Les grandes stars ont toutes leurs fanzines, elles ne sont pas uniquement dans Voici. Quand j’étais gamin, j’ai fait des fanzines sur des sujets qui m’intéressaient, et je les ai gardés à la maison, ce sont des exemplaires uniques. C’est un art de décider, tu prends ta plume, tu fais ton petit cahier, t’écris tes textes, tu colles tes photos à côté… C’est une forme d’artisanat artistique. En France, quelques associations comme la vôtre travaillent sur l’archivage des fanzines, c’est important.

Interview de Coxs, créatrice de La Bête, Punkulture 5

Un livre sur Mass Prod’ est en préparation…

C’est la suite du premier confinement qui dure depuis mars, dès l’instant où les concerts se sont arrêtés. Une de nos activités principales était d’aller tous les week-ends vendre des disques et des tee-shirts en festival. Le numéro 7 de Punkulture est sorti en avril 2020 et très vite nous nous sommes retrouvés avec peu de choses à faire, à part la vente par correspondance. Nous étions moins fatigués que les années précédentes et l’idée d’écrire un livre sur les vingt-cinq ans de l’association est venue de ce temps libre. Avec les membres du bureau, on s’est dit que ça valait le coup de fouiller dans les archives qui s’entassent depuis la création du label. En traînant dans les dossiers, j’ai relu notre parcours, avec tous ces CD remplis de photos… Le site internet de la Mass Prod’ existe et est mis à jour depuis vingt ans, c’est un fil rouge pour le sommaire du bouquin.

Avec le livre, nous allons essayer de présenter l’aspect technique et historique de l’association, ses membres, le fonctionnement, la fabrication des disques. C’est l’histoire de la rencontre entre Mass Prod’ et cent trente groupes qui ont sorti un album avec nous, les photographes et les graphistes. Si tout va bien, le livre sortira à l’été 2021.

Que peut-on souhaiter de meilleur à Mass Prod’ et Punkulture ? Qu’as-tu envie de dire aux lecteurs de cet article ?

N’hésitez pas à vous renseigner sur notre site internet, www.massprod.com, vous pouvez y découvrir l’histoire de l’association. Il y a de la musique, des photos, des tas de petites histoires, et peut-être que vous connaîtrez des groupes qui sont sortis chez nous.

Il y a aussi un hommage à faire à tous les labels avec qui la Mass Prod’ a travaillé et fait de la co-production. Quand on sort un album, ça nous arrive de nous regrouper avec d’autres labels pour que le disque soit distribué en Angleterre, en Allemagne, ou ailleurs. C’est une histoire de confiance et c’est grâce à ces partenariats que le label a pu se développer et se maintenir. Avec la même somme d’argent on n’aurait peut-être pu sortir que deux albums dans l’année, mais grâce à eux, on a sorti jusqu’à dix ou douze albums.

Ce qu’on peut souhaiter à la Mass Prod’, c’est d’exister dans cent ans ! On voudrait que bien après nous, des jeunes prennent la suite et que le message reste intentionnellement le même, c’est-à-dire faire vivre le punk en Bretagne, dans son aspect musical et festif, politiquement humaniste, sans tomber dans les extrêmes. Concernant Punkulture, encore au moins vingt-cinq numéros pour les vingt-cinq prochaines années, ça serait déjà bien.

Punkulture 3, quatrième de couverture.

La collection intégrale de Punkulture est en libre consultation aux Musicophages.

Retrouvez la première partie de l’interview Punkulture ici.

Retrouvez toute l’actualité de Mass Prod ici et

Pour plus de musique : massprod.bandcamp.com

D’un zine à l’autre – L’interview Punkulture 1/2

« Pour se procurer des fanzines au format papier, il faut prendre conscience de leur existence. »

Punkulture 8

Punkulture, c’est un fanzine de haute-volée, un incontournable dont aucun punk ne saurait se passer. Édité par le label rennais Mass Productions depuis 2014, il donne à voir dans ses articles pointus un panorama de l’underground fascinant. Pour découvrir ses secrets de fabrication, Les Musicophages sont partis à la rencontre de Vincent, aux manettes de l’association bretonne depuis vingt-cinq ans.

Peux-tu te présenter et nous parler de ton parcours ?

Salut, je suis Vincent, j’ai cinquante ans. J’ai découvert la musique punk en 1983, vers l’âge de treize ans. À la fin de mes études, j’ai eu la chance de bosser dans une radio associative de Caen, Radio 666. Pendant cette période, j’ai eu deux groupes de musique et quand je suis arrivé à Rennes, en 94, ma passion c’était déjà de faire fabriquer des disques. C’est ma rencontre avec le groupe Mass Murderers qui m’a permis de réaliser cette démarche de façon authentique, puisque je suis devenu manager du groupe qui tournait énormément les week-ends et avait pas mal de supporters.

C’est à partir de cet évènement que Mass Prod’ est né ?

Oui, on a créé la Mass Productions de façon officielle en 1996. Nous avons commencé, en 95, par créer des disques pour le groupe et organiser des concerts avec Barket’s Records, une association de Rennes. Depuis vingt-cinq ans qu’elle existe, la Mass Prod’ a fait son chemin en produisant trois cents disques et plus de trois cents concerts. L’association a donné du travail à une dizaine de personnes depuis 1996, et je suis même son plus ancien salarié puisque j’ai signé mon premier contrat en 98.

Quel est ton lien avec le fanzinat ?

Le fanzinat et moi, c’est une longue histoire. J’ai découvert les fanzines et les feuilles d’infos vers l’âge de seize ans. J’ai commencé à écrire des articles au début des années 90 pour le fanzine de Radio 666. J’écrivais des billets sur les groupes punks anglais que j’aimais, comme les Ruts ou Stiff Little Fingers, mais aussi des comptes-rendus de concerts de tournée en Bretagne. La Mass Productions s’est développée et j’ai commencé à collecter beaucoup d’extraits de fanzines et les press-books des groupes pour la promo du label. J’étais amené à en lire très souvent à une époque où internet n’existait pas encore. Mass Prod’ achetait parfois des encarts publicitaires dans des fanzines ou magazines, comme Punk Rawk qui était un média très important pour notre réseau punk français à l’époque. Il avait été créé par un passionné, issu du fanzinat, c’était un magazine professionnel qui présentait aussi bien les « petits » groupes français que les « grands » américains. Vers 2008, Punk Rawk s’est arrêté et les fanzines se sont développés sur internet, même s’il en reste pas mal sur papier.

Numéro spécial de Punk Rawk édité en 2018, dix ans après la fin de sa publication

Qu’est-ce qui a déclenché la création de Punkulture ?

On avait des échanges réguliers avec le fanzinat, puis un jour de 2014, avec le vice-président de Mass Prod’ et ami Yannick, on discutait de la chance qu’on avait de vivre cette aventure depuis vingt ans. L’idée de créer un fanzine a émergé. C’est parti d’une petite blague, une étincelle entre copains, et aujourd’hui on se retrouve avec huit numéros. En sept ans, on a beaucoup évolué depuis le numéro initial, je crois. Aujourd’hui, on a une pagination bien remplie d’infos, toujours en couleur avec de la photo, mais avec un contenu plus intéressant et profond.

L’intérêt de Punkulture, c’est un travail collectif, proposer à une dizaine de vieux amis de la scène punk et d’horizons différents d’écrire : ceux qui ont soixante ans et écoutent du punk depuis 77, les jeunes, les collectionneurs, les voyageurs… Pour chaque numéro, on essaie de mettre un petit coin du monde sous les projecteurs. La Birmanie, la Finlande, ou bien Toulouse dont la scène punk m’a beaucoup plu ! C’est le fruit de nos expériences personnelles et cela donne j’espère un contenu riche avec cette belle équipe. Nous avons fait le choix de rester sur une publication par an, ça nous laisse plus de temps pour la distribution. Cela n’est pas facile d’élargir nos dépôts-ventes et notre réseau de distribution, c’est la raison pour laquelle nous avons commencé à diffuser sur Toulouse en 2020 seulement, maintenant que nous comptons un membre qui y habite.

Reportage sur la scène punk en Birmanie, Punkulture 5

Pourquoi est-ce aussi difficile de distribuer et de diffuser son fanzine ?

Les frais d’envoi de la poste constituent un frein et il faut qu’une personne ait envie de faire le suivi dans chaque endroit. Maintenant, nous avons quelques correspondants à Bordeaux, Toulouse, Chambéry, Clermont-Ferrand, Paris. Les gens qui écrivent pour le fanzine prennent un stock et le distribuent chaque année, c’est beaucoup plus facile pour nous. Une des difficultés d’aujourd’hui, c’est qu’on passe beaucoup de temps sur nos réseaux sociaux, et que pour se procurer des fanzines au format papier, il faut prendre conscience de leur existence. Depuis le début nous ne proposons pas d’abonnement pour rester libre. Si un jour on ne peut pas sortir de numéro pendant deux ans, on n’aura pas de justifications à donner à nos correspondants. La distribution se fait petit à petit et aussi grâce à des labels français spécialisés comme Dirty Punk, un label de l’est qui existe depuis plus de vingt ans ou Une vie pour rien, label axé sur la musique oi! et ska de Nantes. D’année en année, ça s’affine et c’est très agréable.

Qui sont les rédacteurs de Punkulture ?

Ils sont très heureux comme moi de pouvoir participer à cette aventure, et j’ai sous les yeux le sommaire du numéro 8 avec un dossier sur la Russie. Il y a Redj de Malestroit qui aime chroniquer des disques et réaliser des interviews de groupes français actuels et passés, Jean-Noël Levavasseur qui écrit aussi pour Abus Dangereux depuis longtemps et est journaliste chez Ouest-France, Bertel de Rennes a son label de oi!, Primator Crew, et pour Punkulture 8 il a écrit sur la scène oi! Russe. Samuel Etienne alias Seitoung est conférencier sur l’histoire des fanzines et a publié Bricolage Radical, un documentaire papier sur la fanzinat dont il a sorti deux volumes.

Sommaire de Punkulture 8.

Le numéro 8 accueille un invité spécial, Olivier Fenestraz, qui n’interviewe que des gens qui ont plus de cinquante ans pour son blog « Never Mind The Wrinkles » qui signifie « on s’en fout des rides ». J’ai pris cinquante ans cette année, et c’est comme ça que j’ai été amené à le rencontrer. Il a vécu pendant dix ans à Moscou et fait un portrait de la scène de la ville telle qu’il l’a connue. Il y a aussi Marcor de Bruxelles qui est fidèle depuis le départ, dans les années 90 il publiait Aredje, feuille d’info et label. On s’est croisés il y a plus de vingt ans sur les concerts et quand on a créé Punkulture ça paraissait logique qu’il participe, d’autant qu’il a une écriture originale où il nous retrace son année de concerts (sauf pour 2020 !). Il y a Blam-Blam de Rennes, qui aime les groupes avec une touche garage, Tortue du label Ronce Records que je croise chaque année au festival Zikenstock dans le Nord de la France, Leo qui a aussi l’émission de radio et le fanzine 442ème rue, il aime écrire des articles biographiques sur la scène punk-rock 77. Mumu de Béziers a son label Has Been Mental, elle a été chanteuse dans La Meute et La Bande à Kaader.

BB Coyotte de Paris réalise des interviews et crée des dessins à partir de découpages et collages. Steph et Marylène de Rambervilliers (88) ont leur label Déviance et leur émission radio, axé punk hardcore et un second label nommé Kanal Hysterik, pour parler des groupes français comme Diego Pallavas. Laurent de Bordeaux avait son fanzine L’Oreille Cassée dans les années 90, il aime le punk-rock alors que Hugauze de Montpellier est dans le hardcore, il a vécu pendant des années aux États-Unis. À chaque numéro, nous avons une rubrique sur les groupes féminins, et le dernier numéro met à l’honneur Manon Labry, l’auteure de Riot Grrrls: Chronique d’une révolution punk féministe dans une interview. Il y a encore dans l’équipe le Doc Beer Beer avec ses chroniques sur le ska, il est le chanteur du groupe ska-rock Beer BeerOrchestra. Au niveau des chroniques, dans la mesure où ça reste dans l’esprit punk, il n’y a pas trop de limite musicale.

Compilation « Girlz Disorder » éditée par Mass Prod

Combien de temps faut-il en moyenne pour réaliser un numéro ? Quels sont les secrets de fabrication de Punkulture ?

C’est un petit cycle. Début septembre, j’écris un mail aux correspondants pour qu’ils me dévoilent le sujet de leur article, à m’envoyer pour fin décembre. Il y a toujours quelques retardataires alors je repousse jusqu’au 15 janvier. Agnès, notre service civique de cet hiver, s’occupe de « rafraîchir » la mise en page, ce qui apporte de la nouveauté dans la façon de présenter les articles. Une fois que tout est relu et que les fautes d’orthographe ont été chassées (argh!), nous passons commande à l’imprimerie pour que le fanzine puisse sortir en mars ou en avril. À partir de ce moment, c’est l’envoi des paquets aux correspondants pour qu’ils les distribuent et tout va très vite. Quand on reçoit les cartons, ça repart aussitôt à Béziers, Nancy… Nous avons la chance d’avoir un ami qui travaille sur Paris et fait des allers-retours souvent. Il distribue Punkulture dans les principaux points de vente comme Parallèles, la librairie alternative parisienne connue depuis des dizaines d’années. De juin à août on a trois mois de repos, puis on relance la machine.

Ça, c’est le planning de 2020, un peu différent des autres années, parce qu’avant le fanzine sortait à la fin de l’année. Avec le confinement en mars, les gens s’ennuyaient beaucoup alors on a décidé de réaliser le numéro plus tôt que d’habitude. L’idée c’est de sortir un numéro par an alors que ce soit en avril ou en novembre, ce n’est pas grave.

Lors de chaque nouveau numéro, Punkulture est édité à mille exemplaires, ce qui est énorme pour un fanzine aujourd’hui. J’ai rencontré plusieurs fanzineux qui me racontaient leurs difficultés pour écouler le stock, ce qui ne semble pas être le cas de Punkulture.

C’est vrai que c’est beaucoup, même si le numéro 7 n’a été tiré qu’à sept cent cinquante exemplaires. Quand on regarde les tarifs d’imprimerie, il y a peu d’écart entre cinq cent et mille, c’est aussi le cas quand on fait fabriquer les albums. Pour avoir cinq cents disques, tu vas payer mille euros, alors que pour en avoir mille, tu n’as que deux cents euros à ajouter. En plus de ça, si l’on n’imprime que cinq cents Punkulture le stock s’écoule trop vite, or notre objectif c’est de pouvoir offrir des fanzines à tous les participants, les groupes qui sont en photos, interviewés, ou qui ont un de leur disque chroniqué. Pour chaque numéro, un dessinateur crée la couverture, il n’est pas payé mais reçoit un stock. Il nous reste encore des exemplaires du premier numéro sorti il y a sept ans et à chaque nouvelle parution, des gens commandent l’intégralité de la collection. C’est donc agréable d’avoir toujours les premiers en stock.

Mille exemplaires, ça n’est pas si énorme quand on voit que Chéribibi est tiré à deux mille cinq cents ou trois mille exemplaires. Un magazine comme Punk Rawk était imprimé à plus de vingt mille exemplaires à l’époque, mais il touchait un public plus large, était distribué dans les kiosques. On a essayé de diffuser Punkulture par l’intermédiaire de notre distributeur de disques, Coop Breizh, qui est connu en Bretagne. Le fanzine ne rentrait pas dans la case livre ni disque (même avec le CD présent dans les N°4 et 5) donc c’était ingérable, et la mise en vente par un réseau plus large dans les kiosques serait trop exigeante, donc on va rester Do It Yourself ! Ça n’est pas exclu qu’on fabrique de nouveau mille Punkulture, mais pour le prochain on va rester à sept cent cinquante.

Punkulture 5 avec sa compilation

Vous avez intégré une compilation CD à partir du numéro 4. Est-ce que c’était une idée que vous aviez depuis le début ou qui s’est développée par la suite ?

On ne voulait pas mettre de CD du tout ! (rires) En 2016, nous avons organisé un festival où nous avons perdu vingt mille euros. Notre ami Manu du Studio Camembert, qui adore enregistrer les live, avait ramené sa table de mixage et enregistré tous les groupes du week-end de cette Fiesta La Mass. Sans budget après ce festival très déficitaire, nous ne pouvions pas sortir la compilation, mais Manu est tellement passionné qu’il a mixé les morceaux. Nous nous sommes donc retrouvés avec ce CD compilation en 2017, et comme les finances de l’association remontaient et que le numéro 4 de Punkulture était en train de prendre corps, nous avons décidé de mettre le disque en cadeau avec le fanzine. C’est comme ça qu’il s’est retrouvé emballé à la fin du numéro, ça avait de la gueule, mais c’était compliqué à emballer. On voulait que le disque ait vraiment sa place dans le zine, avec une pochette, un autocollant…

Pour le numéro suivant, nous avons gardé l’idée, mais cela rend le fanzine rigide, on ne peut pas le plier à cause du CD. Avec ce numéro 5, il s’agit d’une compil’ où il y a tous les groupes qui sont dans le fanzine : des groupes obscurs des années 80 qui n’ont jamais sorti de morceaux, la scène punk hardcore féminine du Brésil ou d’Indonésie… À partir du numéro 6 on voulait conserver l’idée d’un fanzine facile à transporter, à distribuer, et surtout on voulait que ça reste à cinq euros donc on a lâché cette histoire de disque. La formule des deux derniers numéros va rester la même : cent pages avec une petite couche de vernis sur la couverture pour donner un côté brillant.

La collection intégrale de Punkulture est est libre consultation aux Musicophages.

Retrouvez la deuxième partie de l’interview Punkulture ici.

Retrouvez toute l’actualité de Mass Prod ici et

Pour plus de musique : massprod.bandcamp.com

D’un zine à l’autre – L’ interview Dead Groll

« Le fanzine, c’est le magazine que tu te passes sous le manteau, une alternative à la presse officielle. »

Les Musicophages inaugurent une nouvelle rubrique dédiée à l’actualité des fanzines. Plongez au cœur d’une série d’entretiens avec les passionnants créateurs de ces publications papiers artistiques, libres et loufoques… Pour cette première entrevue, nous avons donné rendez-vous à Éléonore Rochas, qui a créé le fanzine Dead Groll, consacré au punk et au garage. Interview certifiée sans langue de bois !

Peux-tu te présenter et nous dévoiler l’histoire de ton fanzine Dead Groll ? Comment as-tu eu l’idée de le créer ?

Je traîne mes savates dans le milieu musical depuis que j’ai 14 ans, à Périgueux, où j’ai assisté à mes premiers concerts et monté mon premier groupe avec des copains. On avait créé un petit fanzine avec Anthony (Blank Slate, Snappy Days) et Delphine (activiste de la scène punk rock bordelaise aujourd’hui). Il s’appelait Kids Of The Black Hole, en référence à la chanson de The Adolescents. On n’a fait qu’un seul numéro, mais cette expérience m’a plu alors j’ai voulu faire mon propre zine, Dead Groll. Je suis partie neuf ans à Toulouse où j’ai continué le fanzine à une fréquence variable. Et me voilà de retour à Périgueux, où je viens d’être embauchée à la salle de concert, le Sans Réserve.

Kids Of The Black Hole, le premier fanzine d’Éléonore

Le nom Dead Groll est un clin d’oeil aux chaussures usées pendant les concerts. Sur la couverture tu décris le fanzine comme un « primitif punk zine »… De quoi s’agit-il ?

Le « primitif punk zine » c’était une accroche du superbe Didier Progéas (dessinateur-punk-rockeur toulousain), qui est à l’origine des quatre premières couvertures. J’ai aimé, j’ai gardé. Quand au titre, Dead Groll fait référence à Dave Grohl, le batteur de Nirvana, qui joue maintenant dans le groupe dont je ne suis franchement pas fan, d’où le “Dead Grohl”. Et le changement de “Ghrol” en “Groll » est en clin d’œil aux pompes défoncées, aux converses usées, aux Doc Marten’s délavées.

Dans les premiers numéros, tu t’occupes de la majeure partie de la rédaction et de la réalisation du fanzine, mais peu à peu, de nouveaux collaborateurs apparaissent, une évolution se dessine. Qui sont-ils et comment fonctionnez-vous ?

Pour les huit premiers numéros, je m’occupais du sommaire et de la ligne éditoriale (si tu me permets d’utiliser ce terme carrément pompeux), des articles et de la mise en page, puis je demandais aux personnes intéressées dans mon entourage d’écrire un papier. C’est pour ça qu’à chaque numéro, des contributeurs différents ont répondu à l’appel. En revanche, Hervé Labyre, de Périgueux, écrit pour le fanzine depuis le début et je l’en remercie, il m’a pas mal soutenue ! Pour le dernier numéro, ça a été totalement différent car j’ai laissé les “chroniqueurs/auteurs” choisir leur article. Une sorte de carte blanche. De belles plumes du rock’n’roll se sont prêtées au jeu. Un gros merci à Alain Feydri, Patrick Foulhoux, Marc Sastre, Nicolas Mesplède, Joël Calatayud, Jeff de la maison d’édition les Fondeurs de briques, Pierre-Jean, Bog Mallow, Jack Breton, Dom Génot, Stéph des Jazz Goules et j’en passe… Ils ont bien soutenu le bouzin et sont chauds pour continuer… ça y est, je crois que j’tiens une belle équipe !

Tu as créé Dead Groll en 2015, et 9 numéros ont été publiés depuis. Le modèle a évolué entre le numéro 8 et le numéro 9, puisqu’il est passé d’un format A5 à un format A4 bien plus épais. Quelles sont les différentes étapes de réalisation du fanzine ?

Ce changement a eu lieu pendant le confinement. Plus de temps, plus de choses à dire, l’envie de faire autre chose. C’était l’occasion de relancer le fanzine, lui donner un nouveau souffle car le dernier numéro datait de trois ans déjà. Branchée sur fréquence zéro, je ne me suis jamais imposée de contrainte quant à la parution du zine.

J’ai envoyé un mail aux personnes succeptibles de participer et au fur et à mesure que je recevais les articles, je les mettais en page sur Indesign. Il y a eu plusieurs relectures et corrections. Le travail de collecte des articles et de relecture a pris environ un mois et demi. Un énorme merci d’ailleurs à Nico qui a écrit pléthore d’articles dans ce numéro et qui a relu le fanzine de nombreuses fois et de A à Z (contrairement à moi qui n’ait pas cette patience et minutie).

Pour ce numéro 9, on a expérimenté une nouvelle forme : mettre une première version du Dead Groll en libre accès sur Internet, avec des liens sur les photos sur lesquels tu peux cliquer. Quand on lit un fanzine, on n’a pas forcément l’ordinateur à côté et on ne pense pas toujours à aller écouter les groupes ensuite. Avec cette version c’est plus pratique, on peut survoler les pages et cliquer sur les cases qui permettent de faire des découvertes. On a eu là-dessus de nombreux retours positifs. Dans un second temps, la version papier qui coûte cinq euros est arrivée. C’est plutôt cool de donner un aperçu du contenu du fanzine en ligne et si ça plait, de pouvoir le commander ou de l’acheter (parce que, ouais, c’est carrément super chiant de lire un fanzine sur un écran).

As-tu envie de poursuivre avec ce format-là ou as-tu envie de revenir à l’ancien, plus old-school ?

Les huit premiers numéros étaient en format A5, des petits formats de poche. Le numéro 9 est passé en A4. C’était un peu aussi un clin d’œil à Dig It!, ce dernier numéro étant d’ailleurs dédié à Gildas Cospérec, son fondateur. Je pense que cette formule-là marche mieux : on gagne en crédibilité. Le fanzine passe peut-être moins inaperçu. Pour la suite, je pense conserver ce format. Mais j’aime aussi le côté poche, en noir et blanc, fait à “l’arrach’ avec des fautes dedans”. J’aimerais bien en faire un autre… plus PUNK ! Oh mais ça tombe bien un nouveau con-finement nous tombe sur la gueule… ça va peut-être être l’occasion. Il pourrait s’appeler “Muselière” (haha).

À combien d’exemplaires ce numéro a-t-il été tiré, et où le distribues-tu ?
Je commence avec 50 exemplaires, et j’en réimprime au besoin. Il ne faut pas se leurrer, même si les gens adhèrent au projet, ça ne veut pas dire pour autant qu’ils vont aller se le procurer. Il n’y a pas grand monde qui achète des fanzines aujourd’hui, et même les groupes qui sont interviewés ne se donnent pas toujours la peine de les chopper. À Toulouse, j’ai distribué Dead Groll chez les principaux disquaires : Armadillo, Vicious Circle, Croc’Vinyl et au Laboratoire. Je l’ai laissé à La Démothèque à Périgueux car, j’y tiens, c’est un fanzine périgo-toulousain : mes deux villes Rock’n’Roll !

Les interviews et les articles ont parfois un langage oral marqué, très punk, sans langue de bois. Est-ce qu’on peut y voir une volonté de transcrire une parole que même la presse musicale spécialisée ne révèle pas ?

Le fanzine prends le contre-pied du magazine type Rock’n’Folk ou autres Rolling Stones. Il n’y a pas de censeur, ses pages ne sont pas réservé à une “élite”. Le fanzine, c’est le magazine que tu te passes sous le manteau, c’est une alternative à la presse officielle. Avec un fanzine tu peux tout dire, dans le fond et la forme. Des fanzines écrits tout à la main, d’autres en collage, en dessin, en poésie… Il existe un éventail tellement large de superbes choses qui se font de part le monde… Le fanzine c’est la liberté !

Tu attaches une importance centrale aux scènes indépendantes locales, et tu n’hésites pas à te déplacer dans la région. Est-ce que ces rencontres ont fait évoluer ton regard sur ces structures vitales pour la musique indépendante ? Qu’as-tu appris à leur contact ?

Énormément de choses! J’ai commencé à fréquenter la scène punk-rock, assez jeune, à Périgueux avec des gens plus âgés, donc j’étais entourée de mentors ! Le constat ? Un putain de vivier de groupes et beaucoup d’initiatives rock’n’roll. Et tout ce tissu associatif ayant comme fil rouge le “Do It Yourself” : une culture alternative menée de front par de beaux personnages locaux et passionnées jusqu’en dessous des ongles… Les fanzines, les cafés-concerts, les répétitions dans les garages, les premiers concerts, et tous “ces grands” qui impressionnent ! C’était juste tellement géant pour être nommé. Franchement, quelle plus belle ligne de vie ? Organiser des concerts et faire jouer des groupes inconnus au bataillon, mais dont tu es archi-fan, (en se débrouillant sans aucune aide financière, sans faire aucun profit voire en étant même le plus souvent à perte, si ce n’est “toujours”) pour faire bander entre 3 et 50 personnes… c’est magique. La culture underground me fascine beaucoup. Tout le monde devrait pouvoir au moins une (putain de) fois dans sa vie mener une réflexion sur “l’indépendance”. C’est un si beau concept, mais qui peine tellement à (re)trouver sa place dans la société actuelle.

Tu as interviewé un certain nombre de groupes cultes. Quelle est la rencontre qui t’as le plus marquée dans le fanzinat, et pourquoi ?

J’ai envie de répondre que ce sont tous les groupes des deux premiers numéros qui m’ont marquée parce que c’était les premières interviews et que je prenais ces rencontres très à cœur. J’enregistrais les zicos sur mon téléphone et on discutait pendant longtemps, en buvant des bières. C’était Rock’n’Roll. La retranscription qui s’ensuivait était bien plus laborieuse, mais ces moments restent intacts. Pour citer une des rencontres qui m’a vraiment marquée , sans hésiter : THE ADICTS, un de mes groupes punk-rock favoris de la fin des années 70. C’était après leur concert au Divan du monde à Paris en 2015, 2016 peut-être ? Je sais plus. Mais c’était de la folie.

THE ADICTS : une rencontre marquante….

Ce numéro 9 rend hommage à Gildas Cospérec qui a créé le fanzine Dig It!. L’édito écrit par Alain Feydri lui est consacré. Quelle a été son influence sur ton fanzine ?

C’est un homme que j’admire énormément et que j’appréciais beaucoup. Gildas, c’était le mentor de beaucoup de toulousains. Je me souviens qu’il m’avait interviewée pour la sortie d’un numéro de Dead Groll il y a cinq ou six ans. Il a toujours été très encourageant pour la relève, touché par les nouvelles initiatives. Dès que les jeunes rockeuses et rockeurs organisaient des concerts (au Ravelin, le plus souvent, the best place ever in Toulouse) il diffusait toutes les infos, en parlait à la radio, et faisait le taf de promo bien comme il faut. C’était un activiste impressionnant, une référence dans la scène rock-garage internationale, un altruiste, une âme bienveillante.

Qui a réalisé le graphisme très flashy de la couverture du numéro 9 ?

Ma pomme. Quelqu’un d’autre devait la réaliser, mais ça n’a pas pu se faire, alors je m’en suis occupée. J’ai dessiné, peint et photographié, avant d’utiliser un logiciel pour retoucher les contrastes, un peu à la Do it yourself quoi ! C’est pas très académique, mais je sais pas trop faire autrement. Photoshop ? J’essaie mais j’oublie instantanément. Les ratures, les débordements sont visibles. Ce n’est pas propre. Et tant mieux !

Couverture de DEAD GROLL #09 réalisée par Éléonore

On peut lire certains articles mentionnant le confinement. Est-ce que cette période t’a donné des impulsions d’écriture pour Dead Groll ? Des textes poétiques ont fait leur apparition dans ce dernier numéro…

Tout à fait, et j’aimerais que chaque nouveau numéro ait son lot de nouveautés. Dans le prochain Dead Groll, il y aura la suite du “Mâle”, le poème de Marc Sastre, qui est en deux parties. J’aimerais créer une rubrique cinéma, des encarts décalés. Un pote fait de la BD aussi… Pourquoi pas de petites histoires complètement barrées ? L’idée est toujours la même : féderer les savoir-faire de chacun pour faire un. Je n’ai plus envie que Dead Groll ne se résume qu’au rock’n’roll. Je ne veux pas d’un fanzine trop genré ou élitiste. Dans le numéro 9, il y a un article sur une chanteuse soul, et je veux pouvoir continuer cette ouverture sur d’autres esthétiques…

Que peut-on te souhaiter de meilleur pour l’avenir ? Qu’as-tu envie de dire aux lecteurs de cet article ?

Que Dead Groll déploie ses ailes aux quatre coins de la terre… (rire). Que le fanzine prenne un peu plus d’ampleur, qu’il acquière une micro renommée et qu’il puisse un jour être distribué au niveau national , dans le réseau des disquaires indés. Ça serait top !

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