Road-trips et fanzinat – Les éditions de la dernière chance

Derrière les mystérieuses Éditions de la dernière chance, se cache la prolifique Delphine Bucher. Autrice-illustratrice mordue de littérature et fascinée par le voyage, elle partage ses obsessions de grands espaces et de papier à travers une série de fanzines uniques dans le paysage hexagonal. De sa plume intimiste et franche, elle conte sans filtre ses road-trips littéraires au Canada (Vandura Hotel), aux États-Unis (The Last Best Place) ou en Écosse (Scottish Carnage). À la veille de son prochain séjour en Laponie, nous l’avons accueillie dans nos locaux pour un entretien qui déboulonne les idées reçues sur le voyage. Certifié 100 % DIY.

Delphine Bucher

Qu’est-ce qui t’a guidé vers le fanzinat ?

Je suis née et j’ai grandi à Montbéliard, une petite région ouvrière qui ne fait pas rêver sur le papier, mais où il y a un vivier d’activistes dans le fanzinat, la musique et l’organisation de concerts. J’ai évolué dans la scène punk-rock avec des zines pointus comme Slime Zine. Je pensais que c’était hors de ma portée. J’en ai toujours eu entre les mains, sans me dire que je pouvais en faire un.

C’est au cours d’un séjour au Canada que tu vois le fanzinat sous un nouveau jour.

J’ai vécu pendant un an à Vancouver où j’ai perçu le zine de façon beaucoup plus large. Là-bas, tu en trouves partout. Dans les bibliothèques, en distribution libre dans les soirées. J’ai découvert des mini-zines pliés en huit avec des recettes de cuisine, des astuces pour réparer son vélo. Je me suis dit « moi aussi je peux me lancer ! »

En 2016 tu rentres en France et tu créés ton premier zine, Après nous le déluge.

En librairie, je tombe par hasard sur un dictionnaire d’expressions de la langue française, à l’air un peu barbant mais avec des tournures farfelues. J’en illustre quelques-unes sur le thème de la mort et ça m’amène à en faire un petit zine. Après ça, je ne me suis plus arrêtée. Une fois que tu commences, tu ne te poses plus de question. Tu n’as plus peur. Tu continues.

Après nous le déluge #1 à 5 / Photo : Delphine Bucher

Tu fondes Les éditions de la dernière chance pour publier tes zines. Pourquoi ce choix ?

Quand je conçois Après nous le déluge, je ne me vois pas l’éditer sous mon nom, « Delphine Bucher présente… » J’écris, je dessine, mais à un niveau qui n’a rien d’exceptionnel. J’assume pas. Je préfère me cacher derrière une identité mystérieuse. Je ne pense pas à sortir d’autres publications mais un zine en entraîne un autre. T’es pris dans l’engrenage. Les éditions de la dernière chance, c’est un mélange de tout ce qui me passionne : cinéma, littérature, voyage, sous forme de micro-édition, fanzine et illustration.

Tu pratiques la linogravure. Comment t’es tu formée et quels sont tes modèles ?

C’est un collègue qui m’a conseillé d’essayer. Il trouvait que mon trait brut pouvait coller à la linogravure. Il m’a prêté le matériel. Un petit kit avec la plaque, les goujes. J’ai appris toute seule dans ma cuisine avec ma cuillère en bois. Je n’ai aucune formation en art. Je n’ai jamais les mêmes encres, les mêmes papiers. Je ne suis pas très carrée. Je fonctionne au feeling, il faut que ça m’amuse. Mon premier essai est un cercueil dans les vagues pour la couverture d’ Après nous le déluge #01. J’ai continué et on m’a demandé des illustrations pour Le fracas d’une vague, recueil de nouvelles de l’auteur Américain Mark Safranko. J’ai eu plusieurs commandes et je commence à avoir une grosse collection de linogravures dans le même état d’esprit : États-Unis, grands espaces, voyages. Elles tournent dans des expos à droite et à gauche.

Les éditions de la dernière chance font référence au Cabaret de la dernière chance, l’autobiographie de ton auteur préféré, Jack London. Comment son œuvre a-t-elle influencé ton travail ?

Je ne sais pas exactement pourquoi j’ai cette obsession. Quand j’étais petite, j’ai lu Croc-Blanc et L’appel de la forêt, qui m’ont vraiment marquée, mais je n’ai creusé son univers que des années après. Au Canada, je me suis lancée dans un pèlerinage en van sur ses traces en Alaska et dans le Klondike où il part chercher de l’or. C’est là que je commence à être monomaniaque et à tout lire. Je suis fascinée par cette période. Il ne trouve pas d’or et manque de peu de perdre la vie à cause du scorbut mais autour du feu, il collecte de nombreux récits qui le font connaître auprès du grand public. Jack London est inspirant parce qu’il ne part de rien, vient d’une famille pauvre, rencontre des galères mais ne s’arrête jamais et réussit quand même. J’aime cette philosophie. Sa plume est absolument fabuleuse, je peux lire Martin Eden sans relâche.

Tes zines sont souvent des récits de voyage inspirés de tes carnets. Comment transformes-tu tes notes prises sur le vif en narration publiée?

Je transforme très peu. Quand je voyage j’écris tous les soirs avant de me coucher. Les émotions sont à vif. Si tu es au bord des larmes, tu le notes. C’est un bon moyen de se défouler. Sortir tout ce que t’as à l’intérieur. Si je repense à mon road-trip en Écosse il y a quatre ou cinq ans, avec le recul je me dis que c’était compliqué mais intéressant. Alors qu’en relisant mon carnet, je réalise à quel point j’étais au bout du rouleau. La galère totale ! C’est ce que j’explique dans Scottish Carnage.

Scottish Carnage, infernal périple en Écosse / Photo : Delphine Bucher

Tu t’exprimes sans filtre.

Je ne raconte pas tout non plus. Il y a une part d’intime, lorsque je suis avec mon compagnon dans Vandura Hotel ou ma sœur dans The Last Best Place, mais j’essaye d’être honnête. Je pense que c’est ce que les gens apprécient dans mes zines. Je voyage avec peu de moyens. J’aborde facilement l’aspect négatif. Je me demande souvent pourquoi je pars. Pourquoi je m’inflige une traversée de l’Alaska par -25° ? Tout ça juste parce que Jack London l’a fait ! Je ne serais pas mieux à lire son bouquin au chaud sous mon plaid ? C’est rare que les gens rapportent leurs mauvaises expériences. Aujourd’hui on fantasme trop le voyage avec les photos, Instagram. Il y a une injonction à voir le monde mais on aborde peu l’envers du décor.

Dans Scottish Carnage, tu racontes un voyage en solo. Quels conseils donnerais-tu aux femmes qui ont envie de voyager seules mais n’osent pas franchir le pas ?

Je n’ai pas de conseils de survie, par contre si vous avez envie de partir il faut le faire. Même si ça fait un peu flipper. Avant ce voyage, quand je disais autour de moi que j’allais partir seule en camping sauvage, les filles me répondaient « je ne pourrais jamais le faire ». J’étais en pleine séparation et je ne voulais pas attendre d’avoir un mec pour voyager. J’avais envie de dormir dehors pour me prouver des choses. C’était tellement galère que mon cerveau s’est mis en pause. Je n’ai pas eu peur. J’étais seule à côté d’une forêt de sapins, autour de moi il n’y avait que des moutons. Quand tu es une femme, tu peux être une cible mais je n’ai pas envie de m’empêcher de voyager pour autant. Si je veux de l’aventure, elle ne va pas venir jusqu’à mon canapé. Je n’ai pas le choix.

Tu privilégies le voyage au long cours pour plus d’immersion. Comment est-ce qu’on se débrouille avec la vie quotidienne pour transformer ses rêves en liberté ?

Il ne faut pas avoir peur de lâcher son job. Ne pas s’attacher à ses meubles. Pourtant, je suis quelqu’un de très matérialiste. J’ai une collection de bouquins énorme et mes déménagements ne sont vraiment pas fun, mais je n’ai pas envie de m’encroûter. J’ai de nouveau quitté mon travail parce que je repars bientôt en voyage : à Hawaï en septembre, en Australie en janvier. On me dit souvent : « Mais quitter ton CDI pour partir trois mois en voyage, t’es sûre que c’est une bonne idée ? » Je pense que oui car c’est ce que j’ai fait pour le Canada. C’est une expérience qui m’a beaucoup aidé et amené à changer de voie. Si on sent cet appel d’aller voir ce qui se passe ailleurs, il ne faut pas trop réfléchir. Pour autant, je pense que ça n’est pas tout le monde, mais il ne faut pas se freiner si l’envie est forte.

Vandura Hotel, traversée de l’Alaska sur les traces de Jack London / Photo : Delphine Bucher

Quelle est ta B.O idéale pour un voyage ?

Je ne prépare rien, j’écoute ce qui colle à mon humeur du moment. The Last Best Place raconte un voyage éreintant. Je conduis seule, on finit par abîmer la voiture… Le travail de ma sœur c’était de sélectionner des tubes qu’on écoutait plus jeunes, pour se détacher. Je n’ai pas de playlist idéale. Tout dépend du moment, de l’endroit. Ma frangine s’est rappelée de ce qu’on a écouté – pas que des morceaux pointus et classes – mais je me fous de la street cred. Les titres notés à la fin du zine sont 100 % honnêtes. Il y a peu j’étais invitée à Clermont-Ferrand et un mec m’a dit : « Le zine est génial, par contre écouter Bon Jovi, vraiment ? » Mais oui ! T’as un petit coup de mou, tu mets Bon Jovi et ça repart !

Dans The Last Best Place, tu racontes la désillusion entre tes attentes projetées sur certains lieux et la réalité.

Pour ce voyage aux États-Unis, j’ai fait 5000 km en voiture pour arriver à Missoula, l’eldorado de la littérature américaine. À chaque coin de rue, je m’attendais à voir des écrivains, des bibliothèques, des bouquinistes. Arrivée là-bas, il n’y a absolument rien. C’est la seule ville où on avait prévu de passer deux jours… J’ai quand même rencontré Pete Fromm que j’avais contacté pour un entretien avant mon départ. Souvent, le décalage est grand. Il y a aussi des endroits dont on n’attend rien du tout et qui nous surprennent. Quand on organise trop son voyage, il y a des surprises. Il faut l’accepter.

Au fond, pourquoi voyages-tu ?

Je crois que je suis portée par les bouquins. J’ai tout le temps envie de suivre les livres.

Les fanzines de Delphine Bucher sont disponibles en consultation aux Musicophages.

Pour suivre toute l’actualité des Éditions de la dernière chance, c’est par ici.

D’un zine à l’autre – Guillaume Gwardeath

Activiste acharné du fanzinat, Guillaume Gwardeath a édité de nombreux fanzines (Bougl, Extra Jazz) et prêté sa plume à d’incontournables publications (Abus Dangereux, Kérosène). Il a sillonné l’Hexagone pour aller à la rencontre des artisans de la presse alternative actuelle. En résulte FANZINAT, un exultant documentaire où se côtoient rap et punk, littérature, graphisme et football. Le tout enrobé dans un cocktail bien frappé à base de colle, de ciseaux et de papier.  Rencontre avec celui qui se définit comme un « observateur passionné ».

Guillaume Gwardeath

Comment as-tu découvert les fanzines ?

Dans une boutique pour hardos. Au milieu des bandanas et bracelets à clous, il y avait Possessed By Speed, un fanzine créé par des fans locaux de speed metal. Impressionné par quelques pages mal photocopiées, j’étais frappé par la possibilité qu’ils aient fait la publication eux-mêmes. Je les ai contactés et j’ai intégré leur équipe. Il habitaient le village d’à côté, certains allaient être au lycée avec moi. Ça a été une découverte, un coup de cœur, une immersion.

Possessed By Spead numéro 7

Quel lien entretiens-tu avec le support fanzine ?  

Je l’adore. J’ai noué avec lui une connexion physique proche du lien amoureux. Mes fanzines sont avec moi quand je dors, dans une bibliothèque qui est le premier meuble près de mon lit. Je peux tendre le bras pour en lire un avant de me coucher. J’entretiens aussi une relation émotionnelle faite de nostalgie et d’intérêt constant. La nostalgie voudrait qu’on se fige sur une époque sacralisée, regrettée, et qu’on ne jure que par ce passé révolu. Or j’ai toujours acheté des fanzines et je continue à le faire. Je me rends dans des salons. C’est un rapport affectif continu.

Comment est née l’envie et l’idée de réaliser le documentaire FANZINAT ?

FANZINAT est dû à une impulsion originelle de Laure Bessi. Elle est venue visiter la Fanzinothèque de Poitiers dont j’étais directeur, et je lui ai dévoilé l’univers des fanzines. En tant que journaliste, elle s’est interrogée face à la motivation à toute épreuve de ceux qui les créent, mus par leurs seules passions et non par la perspective de voir leurs piges rémunérées. Comme il n’y avait pas vraiment de documentaires qui traitent le fanzine dans son ensemble et les spécificités de la scène française, elle m’a dit : « pourquoi ne pourrions-nous pas le faire ? »

Les réalisateurs de FANZINAT : Guillaume Gwardeath, Laure Bessi, Jean-Philippe Putaud-Michalski.

Sur quels critères se sont portés le choix des intervenants ?

J’avais dressé une liste de 200 personnes intéressantes et Laure m’a dit que j’étais complètement dingo ! (rires) Il a fallu arrêter notre choix sur une vingtaine de participants. On a fait en sorte d’éviter de se piéger nous-mêmes en ne convoquant que des vétérans. Le film explique que le fanzinat n’est pas qu’un média du passé, donc c’était important de montrer qu’il y a du sang neuf. On voulait éviter qu’il y ait une domination masculine écrasante car tout le devant de la scène du fanzinat des années 80 et 90 était occupé par des mecs. Un autre critère était l’éclatement géographique, avec des gens de Saint-Étienne, Montbéliard, Tours, Saint-Malo, etc…. Il nous tenait à cœur d’exposer la diversité des types de fanzines. Nous ne voulions pas parler que de rock. On est allés chercher d’autres thématiques qui ont surpris des spécialistes, comme les fanzines de rap avec Bursty 2 Brazza ou Gazzetta Ultra, sur le mouvement ultra lié au football (ndlr : les ultras sont des supporteurs soutenant de façon fanatique leur équipe fétiche lors de compétitions sportives).

Le film accorde une place de choix à la scène actuelle, qui émerge avec internet et les réseaux sociaux. Quel regard portes-tu sur cette nouvelle vague ? 

Ce sont de nouvelles pratiques. La définition classique du fanzine ne fonctionne plus dès lors que ce fanzine est produit par un élève des Beaux-Arts dans le cadre de son travail scolaire. Il y a une querelle des Anciens et des Modernes à ce propos, mais le fanzine est un objet mouvant qui n’a pas de cahier des charges. Tout un pan de ce nouveau souffle artistique « post Beaux-Arts » est relié à l’histoire du fanzinat, car il s’inscrit dans la pratique de la micro-édition et de l’auto-édition, incarnant une frange de la population qui estime son art et sa culture sous-représentée.

Le documentaire expose aussi la frontière ténue entre fanzinat, journalisme et livre (d’artiste).  Comment, de rédacteur de fanzines, devient-on journaliste ou auteur, comme l’illustre ton propre parcours ? 

Le fanzinat est une bonne école pour le journalisme. Frank Frejnik (créateur du fanzine Violence et rédacteur en chef de Punk Rawk) explique que créer son fanzine a été un stage pratique pour apprendre des recettes qui sont aussi celles du journaliste : aller chercher l’info, mener une interview, assurer le contact avec les attachés de presse, etc. L’élément commun c’est la passion pour l’écriture. Écrire de manière professionnelle est une des continuités de la rédaction de zines. J’avais travaillé pour la branche musicale de Vice, Noisey, et le rédacteur en chef, je crois, trouvait que les journalistes issus d’écoles spécialisées étaient trop formatés. Il voulait renouveler la rédaction avec des anciens du fanzinat qui avaient une écriture plus personnelle et dont il connaissait le style. Le fanzinat est un vivier pour ça.

Interview de Marsu et de Thomas des Burning Heads pour FANZINAT

Tu es également en cours d’écriture d’un livre consacré aux fanzines. 

L’idée c’est de faire une histoire orale en donnant la parole à ceux qui ont contribué au fanzinat, et non pas de s’exprimer à leur place. Il y aura des interviews où ils feront le récit de leur passage dans le fanzinat, mais aussi des archives de journaux ou d’émissions de radio afin d’inclure ceux qui sont morts. Une partie anthologique sera dédiée à la reproduction de couvertures et de pages intérieures de zines.  Il y aura des choix drastiques car on ne peut pas couvrir la totalité des publications, mais j’ai espoir que le livre puisse offrir un aperçu de la production de fanzines en France depuis leur apparition jusqu’à nos jours.

En tant qu’auteur, tu apprécies particulièrement l’écriture d’histoires orales. Qu’est-ce que tu affectionnes dans ce format ? 

J’apprécie la démarche journalistique : voir les gens, leur poser des questions, rapporter leurs réponses. Ensuite j’évite de trahir leurs propos en les réexprimant. Je ne suis pas fan des ouvrages se mettant à la place des acteurs qui narrent l’histoire. Je peux ne pas aimer leur style. J’ai des doutes quant à la véracité de ce qui est raconté, tandis que les propos directs d’un témoin expriment sa version, avec ses mots. Je suis plus à l’aise avec le maniement de ce matériau brut.

L’histoire orale des Burning Heads et de tout un pan de la scène française indépendante des années 90, par Guillaume Gwardeath et Sam Guillerand

Tu as longtemps travaillé à la Rock School Barbey, salle de concert bordelaise emblématique. Quel a été ton regard sur le monde du live en tant que programmateur ? 

Si on veut rester fan d’un groupe, il vaut mieux ne pas le voir dans ses mauvais jours, être témoin de ses caprices et de ses exigences. On peut déchanter ! Heureusement il y a des gens fantastiques à la hauteur de leur réputation. C’était une expérience intéressante mais je ne me serais pas vu programmateur toute ma vie. C’est un métier où il est bon de se renouveler. Le piège c’est de trop rester en place et c’est un reproche que je peux faire à la profession. La programmation n’est pas une sinécure. Je suis ami avec de nombreux programmateurs et je vois bien qu’ils souffrent. (rires)

Quelle est l’ultime astuce DIY que tu aurais envie de donner à quelqu’un ?

Faire croire qu’on fait tout tout seul, mais toujours faire avec les autres.

Extra Jazz 44 – Automne 1997

Retrouvez toute l’actualité de Guillaume Gwardeath et du film FANZINAT ici :

www.fanzinat.fr

www.gwardeath.fr

www.metrobeach.fr