L’iconique chanteur de D.A.F a passé l’arme à gauche dans la nuit du 22 au 23 mars à l’âge de 61 ans. C’est son acolyte musical de toujours, Robert Görl, qui a annoncé la triste nouvelle sur les réseaux sociaux. Rétrospective d’une carrière aussi iconoclaste que visionnaire, qui a chamboulé la musique électronique telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Gabi Delgado-López naît en 1958 en Andalousie qu’il quitte à l’âge de huit ans pour fuir le franquisme avec ses parents. Il découvre l’Allemagne et passe sa jeunesse à Düsseldorf où, adolescent, il se prend de passion pour le funk et le disco, les clubs gays et se prostitue occasionnellement. Le jeune Gabi prend le pouls d’une ville en effervescence artistique où le punk émergent s’abat comme une déferlante, et fait table rase des codes musicaux établis. Provocations revendiquées, violence, musique discordante : c’est la révélation pour Gabi qui découvre un nouveau territoire à conquérir, loin du glamour et des paillettes. Il commence à chanter dans des groupes punks locaux, Mittagspause et Charly’s Girl. Mais il se met surtout à devenir un habitué du Ratinger Of, le club où se cristallise l’essentiel de l’underground, entre étudiants en art, créateurs de fanzines et performances live où toutes sortes d’objets sont jetés à la figure des musiciens.
En 1978, lors d’une énième soirée au Ratinger Of, Gabi fait la connaissance de Robert Görl, pianiste et batteur obsédé par le punk. Animés par le désir de monter un groupe, ils s’installent pour répéter dans le sous-sol ; Robert s’arme de sa batterie et Gabi, qui ne maîtrise aucun instrument, apporte son stylophone. Ils sont mû par la même urgence radicale : briser les codes de la musique et créer le son du futur, affolant et violent. Aux yeux des deux amis, le punk est déjà périmé, ennuyeux à mourir. Il s’agit de puiser dans le peu d’énergie qui lui reste pour la transfuser dans une musique électronique hors du commun. C’est pour cette raison qu’ils décident de se passer de guitares, désormais arriérées ; ne jamais chanter en anglais, pour éviter les poncifs de la pop anglo-saxonne.
C’est ainsi que le programme de D.A.F : Deutsch – Amerikanische Freundschaf ( amitiés germano-américaines) est créé par un habile cadavre exquis. Gabi s’empare de l’allemand pour écrire des textes cyniques, et Robert donne ses lettres de noblesse au rythme grâce à sa batterie martiale, élément central du groupe à une époque où de nombreux musiciens ont recours aux boîtes à rythmes. L’emploi de synthétiseurs séquencés – encore peu utilisés à la fin des années 70 – devient la marque de fabrique de D.A.F. et fera date dans l’histoire de la musique électronique. Le duo s’approprie les machines de manière viscérale, à dessein de les asservir pour y injecter du sexe et de la violence ; pour aller à contre-courant de Kraftwerk qu’ils détestent, car ils sont trop arty. Pour façonner une musique charnelle, irriguée par la sueur et le sang.
En 1979, le duo invite trois autres musiciens – Pyrolator, Wolfgang Spelmans et Michael Kemmer – à se joindre à lui pour l’enregistrement de son premier album Produkt Der Deutsch –Amerikanische Freundschaf au studio Cargo à Manchester. Le disque est bruitiste et permet à D.A.F. de sillonner les salles de concert d’Allemagne et d’Angleterre avec un succès d’estime. Un jour où ils sont de passage à Londres, Robert et Gabi rendent visite à Daniel Miller qui vient tout juste de créer le label Mute Records, et travaille chez le disquaire Rough Trade. Ils lui offrent une démo de l’album et Miller, frappé par leur intelligence et les textes de Gabi, décide de les signer. Le groupe tient absolument à être produit par Conny Plank (un des producteurs allemand les plus inventifs de la période, aux manettes de nombreux albums d’Ultravox ou Kraftwerk) et réussit à convaincre Miller de leur offrir trois jours de studio avec lui. Les deux premiers sont une catastrophe du point de vue productif car les musiciens, impressionnés par Plank, le mitraillent de questions et ne jouent pas. Le troisième jour, ils prennent leurs instruments et enregistrent le disque d’une traite comme s’il s’agissait d’un live. Die Kleinen und die Bösen est dans la boite, et il s’agit du premier disque sorti chez Mute Records, le 13 juin 1980.
Le groupe fait ensuite la rencontre de Richard Branson – le créateur de la maison de disques Virgin Records – qui leur propose de signer dans son écurie, et D.A.F. accepte, au grand damn de Daniel Miller. Conny Plank continue de travailler avec le duo sur les trois albums qui seront enregistrés chez la Major Company. La trilogie Virgin signe l’ère du succès pour le duo, dont les chansons vont se répandre comme une traînée de poudre dans les clubs du monde entier.
L’explosion retentit avec Alles Is Gut en 1981. La recette de l’album ? Le chant criard et sensuel de Gabi, des boucles minimalistes mais obsédantes, et un rythme lourd et puissant, se prêtant à merveille à la transpiration. Cette même transpiration illustrant le visage de Gabi sur la pochette, et son regard brûlant de défi, prêt à bondir de toute sa fureur sur scène. Ce qui fascine chez D.A.F., c’est également son sens de la provocation, s’affichant avec ambiguïté dans des tenues paramilitaires, le verbe dédié à l’homo-érotisme ou au fétichisme. Et ce qui choque par dessus-tout : les références à l’imagerie fasciste dont la chanson « Der Mussolini » est un exemple explicite avec ses paroles « danse le Mussolini / danse le Hitler / bouge le derrière / danse le Jésus-Christ / danse le communisme » . D.A.F. ébranle la société et les auditeurs. Et même si le message de la chanson est de se méfier des idéologies qui ne seraient pas plus durables qu’une musique à la mode, les musiciens accompagnant le duo quittent le navire à plusieurs reprises, ne partageant pas l’omniprésence de cette imagerie.
Après avoir sorti Gold und Liebe en 1981 et Für Immer en 1982, chaleureusement accueillis par la critique, le duo se sépare, chacun ayant envie d’expérimenter des projets en solo, et estimant que D.A.F a joué son rôle de précurseur. En effet, en quelques années à peine, le duo est devenu l’un des pionniers de l’EBM (Electronic Body Music), genre combinant l’énergie furieuse des synthés et du punk avec la brutalité de la musique industrielle. Si l’on doit l’origine du terme EBM au groupe belge Front 242 pour qualifier le style de leur disque No Comment en 1982, la musique de D.A.F est déjà installée dans le paysage sonore. Gabi emploiera d’ailleurs le terme « Körpermusik » (musique de corps) pour décrire les ambitions du duo et ses performances scéniques.
En 1986, le duo se reforme et sort l’album 1st Step To Heaven, opérant un retour pour le moins surprenant. D.A.F troquent le cuir et la rage pour des chansons plus pop, à rebours de ce qu’ils ont enregistré auparavant. Et ils chantent en anglais ! Lassés de leurs propres règles, il rebattent les cartes pour façonner un nouvel univers. Ce tournant déplaît aux fans de la première heure, mais le duo s’attire un nouveau public aux États-Unis. L’album est vendu à plus de 50 000 exemplaires à New York, et est sans cesse joué dans les clubs au pays de l’Oncle Sam. D.A.F balance ses boucles séquencées dans toutes les oreilles, et influence les artistes qui contribuent à l’essor de la techno, comme Juan Atkins.
Au début des années 90, Gabi s’immerge dans l’acid house avec son projet Delkom et le label Delkom Club Control, avide de renouveler la scène électronique à tout prix. Depuis les balbutiements de la techno jusqu’à aujourd’hui, les artistes qui se revendiquent de D.A.F et de Gaby sont légion : Miss Kittin et The Hacker, Boyz Noise, et plus récemment Kompromat, dont l’EP Le brigand et le prince n’est autre que la traduction du morceau « Der Räuber und der Prinz », repris à coeur joie par les français. Grâce à des labels spécialisés dans l’EBM comme Dark Entries, Aufnahme + Wiedergabe ou Detriti Records, le genre prend de l’ampleur derrière les platines, sur les pistes de danse. On voit émerger depuis les années 2010 une nouvelle vague électronique sombre et brutale qui reprend le flambeau de D.A.F., constituée d’artistes comme le duo Schwefelgelb ou l’italien Alessandro Adriani à l’origine du label Mannequin. Sans l’ombre d’un doute, Gabi Delgado continuera de nous faire danser outre-tombe, nos corps en transe dans la sueur.
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